Et si la pandémie n’était que le déclencheur d’une vaste crise débouchant sur un effondrement partiel ou total d’un Etat fragile, d’un continent désuni, ou simplement d’un modèle économique et sociétal ?
C’est la question que soulèvent, dans une tribune à « l’Obs », Gilles Sacaze, ancien de la DGSE et membre du comité stratégique du CRSI, et Sébastien Pietrasanta, ancien député.
Par Gilles Sacaze (président de Gallice) et Sébastien Pietrasanta (ancien député)
Entre déni conjuratoire et prophétie d’apocalypse autoréalisatrice, où se trouve la raison ?
Il y a encore quelques semaines, on aurait rangé dans le rayon de film de science-fiction le confinement de près de 4 milliards de personnes et pourtant nous y sommes. Tout va très vite, trop vite même, avec une ampleur inédite.
« Il n’y aura pas d’épidémie en France, parce que nous sommes préparés », nous disait avec certitude, le 23 janvier 2020, un professeur de médecine, éminent spécialiste français des maladies infectieuses et tropicales, chargé de conseiller le gouvernement français dans la crise du Covid-19.
« Il n’y aura pas de pénurie, ni de rationnement », nous disait le 30 mars le ministre de l’Economie.
Dangereuses certitudes !
On peut légitimement s’interroger sur notre préparation à la pandémie. On peut s’interroger plus largement sur notre capacité d’anticipation, sur notre aptitude à faire face à une crise majeure.
L’individualisme, notre boulimie du confort érigée en modèle de société ont mis à mal notre capacité de résilience individuelle et collective… En aggravation et agissant sur la crise comme des précipitants chimiques, l’ultramondialisation et la cyberdépendance ont désarmé l’Europe et les Etats-nations en les privant de leviers majeurs et de leurs capacités à fonctionner en mode dégradé.
Une mauvaise tendance a fait de la communication le point central de la gestion de crise. Une communication qui monopolise l’espace et la préoccupation des politiques, souvent au détriment de la gestion opérationnelle de la crise…
Jusqu’où doit-on, ou jusqu’où peut-on aller en matière d’anticipation ?
Entre les discours collapsologues d’Yves Cochet et le survivalisme venus des Etats-Unis comment peut-on se préparer individuellement, collectivement et sereinement au risque d’effondrement ?
L’anticipation, voilà le maître mot. Et si justement la pandémie n’était que le déclencheur d’une vaste crise débouchant sur un effondrement partiel ou total d’un Etat fragile, d’un continent désuni, ou simplement d’une zone, d’un modèle économique et sociétal ?
Pour la France, l’Etat est déjà bien en difficulté dans l’accomplissement de ses missions régaliennes. Il est, aujourd’hui, en difficulté pour faire respecter le confinement et plus largement en difficulté, depuis des années, pour faire régner l’ordre sur l’ensemble de son territoire…
Et si, pour une première fois, pour cette fois ou pour la prochaine, on se préparait à ce scénario. Pourquoi ne pas anticiper le pire ?
La fulgurance de l’épidémie, le nombre de malades, de morts et le confinement ont déstabilisé notre économie. Il n’y a pas assez d’agriculteurs pour les récoltes, les transporteurs fonctionnent au ralenti, les distributeurs rencontrent à la fois des problèmes d’approvisionnement et de gestion des ressources humaines. L’épidémie et le repli sur soi (réflexe de préservation de sa famille) ont totalement déstabilisé la chaîne d’approvisionnement des produits de première nécessité.
Nos forces de sécurité sont également touchées par l’épidémie et sont diminuées humainement et par manque d’équipements. Ne parlons même plus des hôpitaux débordés et submergés.
Face à cette situation, il peut être redouté que certaines zones, notamment urbaines, échappent au contrôle de l’Etat en cas de pénurie alimentaire. Pillages, exactions, criminalité redoubleront. En France, la reprise en main est certaine, mais pour des forces de police mal préparées, elle prendra du temps.
Observée dans de nombreux pays en crise, la reprise progressive des zones urbaines, s’accompagne souvent d’un déport de la violence vers les zones rurales moins « policées » et plus difficiles à contrôler en raison de l’étendue du territoire.
Nous apprenons en observant « l’effondrement » contemporain de certains Etats (Liban, Algérie, Ex-Yougoslavie…). Certes, il ne s’agissait que de troubles contenus dans l’espace et le temps, à l’échelle d’un pays ou d’une région, mais, pour les populations concernées, il s’agissait bien d’un effondrement de leur société, la mise à mort de leur projet de vie et pour certains l’exode ou la mort.
Ces « effondrements » nous renseignent sur l’alchimie sociale, la réaction des individus et la résilience ou la fragilité des organisations. Ces dramatiques moments nous apprennent beaucoup et nous interrogent sur nous-mêmes.
Ce qui est marquant dans les témoignages de ceux qui ont vécu ces moments, c’est la fulgurante réaction en chaîne, qui conduit à l’effondrement d’un pays en quelques semaines. Avec comme dénominateurs communs, la fracturation du tissu social, l’écroulement économique, la défiance à l’encontre des institutions et un degré de violence élevé dans la société.
Lorsque ces facteurs sont réunis, la rapidité du processus de perte de contrôle de l’Etat dépend essentiellement de son aptitude à anticiper les situations de crise, à s’adapter et à fonctionner en mode dégradé.
La réaction en chaîne observée lors de ces processus d’effondrement est relativement classique.
C’est d’abord l’effondrement de l’économie, la pénurie et l’éclatement du « contrat social ». S’ensuivent des violences pour la survie, puis des violences communautaires. L’Etat rencontre de grandes difficultés à assurer ses fonctions régaliennes et perd le contrôle de tout ou partie de son territoire.
Si la situation sécuritaire n’est pas rétablie, des groupes d’autodéfense très hétérogènes se constituent pour compenser les carences de l’Etat. Dans un premier temps, ces groupes sont interdits par des pouvoirs publics légitimement inquiets de voir la situation leur échapper plus encore. Puis, devant l’exigence sécuritaire des populations et dans l’incapacité à garantir la sécurité de tous, l’Etat compose avec ces groupes, tente d’organiser, d’encadrer leurs actions, d’en fixer les prérogatives, d’en tirer un précieux renseignement tant, à force de défiance et d’éloignement, il a perdu le lien avec ses populations…
Plus l’Etat est faible, et plus ces groupes se laissent tenter par des ambitions politiques, autonomistes, séparatistes, laissant la place à tous les radicalismes…
Ces groupes de diverses natures, parfois simplement rassemblés pour la protection de leur territoire, parfois réunis autour d’une communauté culturelle ou religieuse, deviennent des interlocuteurs incontournables pour les dirigeants politiques à la recherche du consensus. Un consensus parfois au prix de lourds renoncements, n’ayant pas d’autre alternative pour subsister que d’être « forts contre les faibles et faibles avec les forts » faisant ainsi mécaniquement une place de choix aux plus déterminés, aux plus virulents…
Dans cette phase de fracturation de la société et même bien souvent en amont, l’influence extérieure est un facteur déterminant d’aggravation ou d’apaisement de la crise politico-sécuritaire. Cette influence extérieure vient en aggravation, lorsque la crise apparaît comme une opportunité de marché pour les grandes puissances (USA, Chine, Russie…) ou plus largement le théâtre de batailles d’influence entre des puissances intermédiaires s’appuyant parfois sur leur diaspora pour défendre leurs intérêts.
Les effondrements, d’une communauté, d’un pays ou d’une civilisation, font partie de l’histoire et le phénomène est observé, connu, théorisé et parfois même orchestré. Les pays et les civilisations meurent et pas toujours de mort naturelle…
L’hypothèse de l’effondrement à l’échelle mondiale ne résulterait-elle pas d’une vision occidentale autocentrée ? Les collapsologues la définissent souvent comme l’effondrement du monde occidental. Mais l’Occident n’est pas le monde ! D’autres civilisations plus résilientes lui survivront. De petites communautés vivent déjà avec très peu d’interdépendances avec l’Occident.
Il appartient à tous, individus, entreprises et Etat, de s’y préparer.
Individuellement, en se disciplinant pour respecter le confinement et développer de nouvelles formes de solidarités de proximité.
L’Etat et les entreprises doivent tout mettre en œuvre pour soutenir chaque échelon de la chaîne alimentaire : aide aux agriculteurs (assurer les récoltes), protection des transporteurs et des distributeurs (distribution des équipements de protection). Les collectivités doivent davantage accompagner les circuits courts.
L’Etat, en lien avec les collectivités, doit dès à présent, mettre en œuvre sur l’ensemble du pays un couvre-feu évitant à l’avenir de possibles troubles à l’ordre public.
L’effondrement, un scénario peu probable à l’échelle mondiale, mais qu’il serait bien prétentieux et imprudent d’écarter par confort intellectuel à des échelles intermédiaires (ville, pays, continent…) Si elles ne les détruisent pas, les crises renforcent les organisations qu’elles traversent… Qu’allons-nous retenir de cette crise sanitaire ?
« Espérer le meilleur et se préparer au pire : c’est la règle », disait Fernando Pessoa.
La règle pour justement éviter ce scénario funeste.
Gilles Sacaze, président fondateur de la société spécialisée dans la gestion des risques Gallice, ancien du service action de la DGSE, membre du comité stratégique du CRSI (Centre de Réflexion sur la Sécurité intérieure) et Sébastien Pietrasanta, ancien député.