Avocat pénaliste, spécialiste notamment de la défense des forces de sécurité intérieure et des victimes du terrorisme, Thibault de Montbrial est le fondateur du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (le CRSI), un think tank dédié à ces questions, et l’auteur d’un essai remarqué intitulé « Le sursaut ou le chaos » (Plon, 2015). Dans la foulée de la nomination du tandem Christophe Castaner-Laurent Nuñez au ministère de l’Intérieur, il confirme en détail le constat alarmant esquissé par Gérard Collomb, le jour de son départ de la place Beauvau, à propos des banlieues de Paris, Marseille ou Toulouse : « La situation est très dégradée ; c’est la loi du plus fort qui s’impose, celle des narcotrafiquants, des islamistes radicaux (…). Nous sommes en face de problèmes immenses. Le terme de reconquête républicaine prend tout son sens ».
Les mesures post-attentats de 2015 n’auraient-elles donc pas contribué à redresser un tant soit peu la situation ?
Il faut bien séparer le terrorisme islamiste des autres menaces. Avec une réactivité qui n’allait pas de soi, Bernard Cazeneuve et Manuel Valls ont conduit jusqu’en 2017 une véritable remontée en puissance de la réponse sécuritaire étatique pour faire face aux djiahdistes. Cet effort permet aujourd’hui aux services spécialisés d’engranger des succès réguliers contre cet ennemi. Pour le reste, la dégradation n’a cessé d’empirer. Les violences aux personnes explosent littéralement et les policiers et les gendarmes sont les premiers à en faire les frais. Il s’agit souvent d’une violence organisée autour de critères crapuleux, mais de plus en plus aussi sur des bases ethno-territoriales. Des bandes s’affrontent pour le contrôle de zones entières et elles considèrent tous les services de l’État comme des « bandes rivales ».
Assiste-t-on à une extension des zones de « non droit » ?
Je récuse cette expression car les forces de sécurité intérieure vont encore partout mais à la condition de s’en donner les moyens. Le problème de nombre de ces quartiers « difficiles » est que la police du quotidien a disparu. Résultat, l’islam s’est imposé de facto comme le régulateur de la vie locale. De manière invisible mais bien réelle, la charia règle les litiges commerciaux ou familiaux. Selon les interlocuteurs, on estime le nombre de zones plus ou moins concernées entre 700 et 1 200 sur notre territoire.
Ces quartiers sont-ils toujours l’apanage des banlieues des grandes métropoles ?
Il n’y a plus une seule ville d’importance sur le territoire français qui ne compte pas au moins un quartier contaminé…
L’État enregistre des victoires contre le terrorisme islamiste, mais échoue à endiguer l’influence de l’islam politique…
C’est bien cela. Les services spécialisés sont aujourd’hui préoccupés par la menace du terrorisme endogène, que font peser ces individus sans liens avérés avec l’État islamique ou une autre franchise djihadiste, en mesure d’agir par mimétisme, en copiant leurs modes opératoires. Ce danger s’ajoute à celui des attaques organisées, qui demeure toujours d’actualité. Il y a quelques semaines, le parquet de Rotterdam a annoncé le démantèlement d’une cellule projetant des actions multiples à la kalachnikov et à l’explosif contre des cibles aux Pays-Bas et en France.
La défaite de Daech au Levant, annoncée à l’automne, n’y changerait rien ?
À part le 13 novembre 2015, les « professionnels » du djihadisme ne nous ont pas encore frappés. Les services de renseignement estiment à plus de 5 000 le nombre des francophones (Français, Belges, Tunisiens, Marocains ou Algériens) parmi eux qui sont encore libres de leurs mouvements. La plupart ne sont pas localisés. On ne peut exclure que certains soient déjà rentrés en France. Ces gens-là ont la capacité à recruter des combattants dans le vivier des banlieues islamisées, à leur inculquer des rudiments de tactique militaire, à coordonner des actions. Voilà pourquoi certains responsables disent en privé craindre à moyen terme une multiplication d’actes plus proches de la guérilla que du terrorisme en France mais aussi en Europe ou au Maghreb. Enfin, il faut compter avec les 450 condamnés pour terrorisme qui sont libérables de prison d’ici à 2019.
Gérard Collomb a aussi reconnu que l’immigration non contrôlée est un facteur aggravant.
L’écrasante majorité des personnes impliquées dans les problématiques que nous évoquons, sont issues de l’immigration (à une ou deux générations). Si le phénomène de l’immigration clandestine était amené à s’amplifier, la question de la partition de certains morceaux de territoires – du « face à face », pour citer l’ex-ministre de l’Intérieur -, finira par se poser. Dans les administrations spécialisées, cette hypothèse de travail n’est plus taboue.
Si la politique actuelle a échoué, c’est peut-être qu’il faut en changer…
La clé, c’est la reconquête des cœurs et des esprits. C’est évidemment une politique de long terme. Nous devons nous souvenir de ce que nous sommes : un peuple aux racines gréco-latines, de tradition judéo-chrétienne. Le rôle de l’enseignement est essentiel. Il me semble que Jean-Michel Blanquer agit dans cette direction.
Et pour les urgences ?
L’organisation existante a démontré ses limites. Pour mener à bien l’indispensable reconquête républicaine, on ne pourra pas s’exonérer d’appliquer aux territoires concernés un traitement juridique spécial, intégrant et articulant l’action de toutes les administrations compétentes : l’Intérieur, la Justice, la douane, le Fisc. Il serait illusoire de penser que cette reconquête pourra se réaliser sans heurts. L’État devra utiliser toute sa puissance, avec discernement mais sans faiblesse. Faute de quoi, nous serons inéluctablement contraints un jour ou l’autre de réagir dans l’urgence et face à une violence subie. Le constat actuel devrait mener sans tarder les hauts responsables à lancer une réflexion globale portant sur les enjeux et les moyens. J’appelle de mes vœux un Livre Blanc sur la sécurité intérieure, à l’image des travaux réguliers de prospective en matière de défense. Il y a urgence à repenser la sécurité et la stabilité de notre territoire.