Pendant dix ans, il a animé le Pôle judiciaire antiterroriste. Forcé de quitter ses fonctions en pleine tempête pour devenir vice-Président du tribunal de grande instance de Lille, Marc Trévidic nous parle sans tabous.
Paris Match. Pouvez-vous estimer aujourd’hui le niveau de risque que courent les Français ?
Marc Trévidic. La menace est à un niveau maximal, jamais atteint jusqu’alors. D’abord, nous sommes devenus pour l’Etat islamique [EI] l’ennemi numéro un. La France est la cible principale d’une armée de terroristes aux moyens illimités. Ensuite, il est clair que nous sommes particulièrement vulnérables du fait de notre position géographique, de la facilité d’entrer sur notre territoire pour tous les djihadistes d’origine européenne, Français ou non, et du fait de la volonté clairement et sans cesse exprimée par les hommes de l’EI de nous frapper. Et puis, il faut le dire : devant l’ampleur de la menace et la diversité des formes qu’elle peut prendre, notre dispositif de lutte antiterroriste est devenu perméable, faillible, et n’a plus l’efficacité qu’il avait auparavant. Enfin, j’ai acquis la conviction que les hommes de Daech [acronyme de l’Etat islamique] ont l’ambition et les moyens de nous atteindre beaucoup plus durement en organisant des actions d’ampleur, incomparables à celles menées jusqu’ici. Je le dis en tant que technicien : les jours les plus sombres sont devant nous. La vraie guerre que l’EI entend porter sur notre sol n’a pas encore commencé.
Pourquoi un constat si alarmant ?
Nous avons en face de nous un groupe terroriste plus puissant que jamais. Bien plus puissant qu’Al-Qaïda à sa grande époque. L’EI, fort d’environ 30 000 “soldats” sur le terrain, a recruté plus de membres que l’organisation fondée par Ben Laden en quinze ans ! Et ce n’est pas fini. La France est, de fait, confrontée à une double menace. Celle du déferlement de ce que j’appelle les “scuds” humains du djihad individuel, ces hommes qui passent à l’action sans grande formation ni préparation, agissant seuls, avec plus ou moins de réussite, comme on a pu le voir ces derniers temps. Et celle, sans commune mesure, que je redoute : des actions d’envergure que prépare sans aucun doute l’EI, comme celles menées par Al-Qaïda, qui se sont soldées parfois par des carnages effroyables.
Disposez-vous d’éléments indiquant qu’on se dirige vers ce type d’actions d’envergure ?
Ceux que l’on arrête et qui acceptent de parler nous disent que l’EI a l’intention de nous frapper systématiquement et durement. Comprenez-moi bien, il ressort de nos enquêtes que nous sommes indubitablement l’ennemi absolu. Les hommes de Daech ont les moyens, l’argent et la faculté d’acquérir facilement autant d’armes qu’ils veulent et d’organiser des attaques de masse. Le terrorisme est une surenchère ; il faut toujours aller plus loin, frapper plus fort. Et puis, il reste “le prix Goncourt du terrorisme” à atteindre, et je fais là référence aux attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center. Je n’imagine pas un instant qu’un homme tel qu’Abou Bakr al-Baghdadi et son armée vont se satisfaire longtemps d’opérations extérieures de peu d’envergure. Ils sont en train de penser à quelque chose de bien plus large, visant en tout premier lieu l’Hexagone.
“L’EI A RECRUTÉ PLUS DE MEMBRES QU’AL QAÏDA EN QUINZE ANS”
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi la France ?
Parce qu’on revient à cette idée qu’on est la cible idéale ! Traditionnellement, l’adversaire numéro un du terrorisme djihadiste a longtemps été les Etats-Unis, mais les paramètres ont changé. Les Américains sont plus difficiles à atteindre. La France, elle, est facile à toucher. Il y a la proximité géographique, il y a des relais partout en Europe, il y a la facilité opérationnelle de renvoyer de Syrie en France des volontaires aguerris, des Européens, membres de l’organisation, qui peuvent revenir légalement dans l’espace Schengen et s’y fondre avant de passer à l’action.
Il y a aussi des raisons politiques, idéologiques ?
Evidemment ! La France est devenue l’allié numéro un des Etats-Unis dans la guerre contre Daech et les filières djihadistes. Nous combattons par les armes aux côtés des Etats-Unis. Nous avons mené des raids aériens contre l’EI en Irak. Maintenant, nous intervenons en Syrie. De plus, la France a un lourd “passif” aux yeux des islamistes. Pour eux, c’est toujours une nation coloniale, revendiquant parfois ses racines chrétiennes, soutenant ouvertement Israël, vendant des armes aux pays dits “mécréants et corrompus” du Golfe ou du Moyen-Orient. Et une nation qui opprimerait délibérément son importante communauté musulmane. Ce dernier argument est un axe de propagande essentiel pour l’EI. Nos forces armées sont aussi intervenues au Mali pour arrêter les islamistes, même si ce ne sont pas les mêmes réseaux. Ajoutons enfin que, en France, nous sommes depuis des années en première ligne pour combattre le “djihad global”. Longtemps notre dispositif antiterroriste nous a permis de porter des coups sévères aux terroristes et aux djihadistes de toute obédience.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui ?
Non, la donne a changé. L’évidence est là : nous ne sommes plus en mesure de prévenir les attentats comme par le passé. On ne peut plus les empêcher. Il y a là quelque chose d’inéluctable. Bien sûr, on arrête des gens, on démantèle des cellules, on a de la chance aussi, comme on a pu le voir avec certaines affaires récentes, mais la chance ou le fait que les terroristes se plantent dans leur mode opérationnel, ou encore que des citoyens fassent preuve de grande bravoure, ça ne peut pas durer éternellement. Quant aux moyens affectés à la lutte antiterroriste, ils sont clairement devenus très insuffisants, et je pèse mes mots. On frise l’indigence à l’heure où la menace n’a jamais été aussi forte. Ces deux dernières années, j’ai constaté par moi-même qu’il n’y avait parfois plus d’enquêteurs pour mener les investigations dont nous avions besoin ! On fait donc le strict minimum, sans pouvoir pousser les enquêtes, sans “SAV”, au risque de passer à côté de graves menaces. Les politiques prennent des postures martiales, mais ils n’ont pas de vision à long terme. Nous, les juges, les policiers de la DGSI, les hommes de terrain, nous sommes complètement débordés. Nous risquons d’“aller dans le mur”.
“LES KOUACHI N’ÉTAIENT PAS PARTIS POUR UNE OPÉRATION SUICIDE !”
Et le dispositif Sentinelle, qui mobilise des milliers d’hommes pour protéger des lieux symboliques, des sites sensibles, il n’est pas efficace ?
Ce dispositif protège certains endroits, rassure la population. Mais, en fait, il déplace la menace. Cela n’évitera jamais que des hommes déterminés passent à l’action ici ou ailleurs. Si cela leur paraît trop compliqué de s’en prendre à un objectif sous surveillance, ils en trouveront un autre. Un cinéma, un centre commercial, un rassemblement populaire… Sentinelle, Vigipirate, on ne peut pas se permettre de s’en priver, la population ne le comprendrait pas, mais fondamentalement cela ne résout rien. Cela ne freinera pas les hommes de l’EI le jour où ils décideront de passer à la vitesse supérieure et de commettre des attentats d’ampleur. D’autant que nous sommes incapables d’enrayer leur montée en puissance constante. Nul doute que le groupe soit actuellement en train de bâtir les structures, les réseaux, de former les hommes pour concevoir des plans d’attentats de masse. Ils préparent le terrain pour pouvoir frapper fort.
Que penser, alors, de la nouvelle stratégie française ? Des premières frappes aériennes ont visé Daech sur le sol syrien. La France invoque un “droit de légitime défense” et dit vouloir cibler les terroristes à la base…
Procéder à des frappes “extra-judiciaires” revient à se calquer sur le modèle américain. Cela fait des années que les Etats-Unis éliminent des chefs, des stratèges, des recruteurs au Yémen, en Afghanistan, en Somalie, mais sans affaiblir les groupes visés. Cela n’a jamais marché ! Je ne crois pas au bien-fondé de la stratégie française. Peut-on penser déstabiliser Daech et nuire à ses objectifs en éliminant des leaders, des “opérationnels” qui auraient été repérés ? Y a-t-il des chefs d’une telle importance qu’ils ne puissent être remplacés dans l’heure par d’autres hommes ? Rien n’est moins sûr. De toute façon, ils nous ont “dans le collimateur” et, de ce point de vue-là, ça ne changera rien ! Cela peut même avoir l’effet inverse que celui recherché en créant des “vocations”. Si, d’aventure, il y avait quelques ciblages réellement pointus, le bras de la justice n’étant pas très long, j’aurais tendance à me dire qu’une petite roquette fera l’affaire ; mais, clairement, il n’est rien dans cette stratégie qui permette de renverser le cours d’une guerre contre une armée de terroristes et de la gagner.
Est-on à l’abri d’une campagne d’attentats sur notre sol ?
Non. Si l’on prend l’exemple des frères Kouachi, les auteurs de la fusillade de “Charlie Hebdo”, ils étaient, au vu de ce que l’on sait, “en route” pour une campagne d’attentats. On y a échappé parce que, dans un accident de voiture, l’un des frères a perdu sa carte d’identité. C’est cela qui a permis de les identifier et de lancer la chasse à l’homme qui s’est soldée par la mort des deux terroristes, tués par le GIGN. Les Kouachi n’étaient pas partis pour une opération suicide ! S’ils avaient pu, ils auraient continué à frapper. Comme Nemmouche, le tueur du Musée juif de Bruxelles, comme Merah… L’an dernier, j’ai fait neutraliser un réseau de djihadistes très dangereux qui voulait créer un commando de dix “Merah” autonomes, opérant simultanément sur l’ensemble du territoire. L’idée que nous soyons un jour confrontés à une ou plusieurs campagnes d’attentats majeurs ne peut être écartée. Ceux qui nous attaquent veulent nous faire le plus de mal possible. Et le faire dans la durée. Ils s’y préparent. Les Français vont devoir s’habituer non à la menace des attentats, mais à la réalité des attentats, qui vont à mes yeux immanquablement survenir. Il ne faut pas se voiler la face. Nous sommes désormais dans l’œil du cyclone. Le pire est devant nous.