Certains groupes ont longtemps fermé les yeux sur le phénomène radical dans leurs rangs. Redoutant d’être taxés d’islamophobie, ou pour préserver la paix sociale. Désormais, la donne a changé.
La première alerte sérieuse a eu lieu à Saint-Quentin Fallavier (Isère), fin juin 2015. Chacun se souvient de ce chauffeur-livreur radicalisé de longue date et semble-t-il parti en Syrie dès 2009, Yassin Salhi, pénétrant dans l’usine Air Products après avoir décapité son patron et tentant de faire sauter le site. « Ce cas nous a amenés à revoir notre dispositif et a ouvert un champ de travail nécessaire » concernant les entreprises, reconnaît-on aujourd’hui dans l’entourage du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve. Lors des attaques du 13 novembre, « des chantiers étaient en cours, nous avions abouti sur certains points, pas encore sur d’autres ». Le fait que l’un des terroristes du Bataclan, Samy Amimour, ait travaillé comme chauffeur de bus à la RATP pendant quinze mois a donné un caractère d’urgence au sujet. Selon nos informations, Matignon attend avant la fin décembre un rapport confidentiel sur la sécurité des sites sensibles de l’Hexagone et les moyens de la renforcer.
Car il n’est plus question de tergiverser : les menaces de radicalisation islamiste n’épargnent pas le monde des entreprises. « Le phénomène touche toute la société française, bien malin celui qui peut se dire à l’écart », estime un ex-préfet, spécialiste du renseignement. Les entreprises, reflet d’une évolution sociologique ? Selon les experts, les mouvements salafistes (qui ne prônent pas tous le djihad armé) ont vu leurs effectifs doubler en cinq ans dans l’Hexagone, englobant 15.000 à 20.000 personnes.
Roissy, le carrefour de tous les dangers
Après des années de déni, les mentalités évoluent dans le monde du travail. Si personne ne remet en cause la liberté de croyance religieuse, tant qu’elle n’interfère pas dans la bonne marche des sociétés, bien des patrons ou responsables de ressources humaines s’interrogent sur les dangers grandissants de la radicalisation dans leurs rangs. « Généralement, les salariés rejettent de plus en plus ce qui est lié à la manifestation religieuse sur le lieu de travail », constate Guy Trolliet, consultant sur les questions touchant à la religion en entreprise et islamologue. « Mais qu’est-ce qui se fait concrètement ? Rien pour l’instant. C’est comme une maladie, qui se développe avec le temps. Or il existe des mouvements qui ont un agenda caché et profitent de cette situation ».
La question est de savoir si au sein des sociétés, certaines ne se montrent pas trop accommodantes, au nom de la paix sociale, vis-à-vis de ce que l’on appelle pudiquement le « fait religieux ». En cette période de plan Vigipirate poussé à son cran maximal, un lieu semble être le carrefour de tous les dangers : la plate-forme aéroportuaire de Roissy. Avec son grand nombre de professions, d’opérateurs différents et leur kyrielle de sous-traitants (90.000 emplois tout compris), garantir une sûreté maximale est un vrai défi. N’y a-t-il pas dans les nombreux terminaux des nouveaux radicalisés passant sous les radars des services spécialisés? « Le système, je le crois robuste et capable de repérer les profils à risque. Dans la période récente, on a considérablement durci les processus », estime Alain Zabulon, directeur de la sûreté et du management des risques d’Aéroports de Paris (ADP).
Le principal point critique est celui de l’accès aux « zones réservées » (pistes, tri bagages, etc.), matérialisé par un badge rouge qui fait l’objet d’un examen minutieux des services de l’Etat. Courant 2015, une cinquantaine de candidats à l’embauche n’ont pas décroché le précieux sésame (pour 86.000 badges accordés) et, « depuis le début de l’année, il y a 57 personnes qui ont perdu leur autorisation [de travailler à CDG] du fait de radicalisation. Il y en a eu cinq depuis les attentats, il y en a d’autres qui vont venir », a déclaré vendredi le préfet délégué pour la sécurité des aéroports de Roissy et du Bourget, Philippe Riffaut, ajoutant que « le non-respect de l’égalité homme-femme » sera intégré dans « l’appréciation de la radicalisation » des personnels.
Des ingrédients « historiques »
A écouter un proche du préfet délégué, on comprend mieux à quel point divers ingrédients « historiques » ont sécrété de véritables failles en matière de sécurité. « Il y a d’abord la culture du recrutement sur le bassin local de Seine-Saint-Denis, caractérisée par une longue période de cooptation sur la plate-forme. Ici, il y a plein de fratries », explique cette source. Plus inattendus, les effets pervers de la loi de 2008 sur la représentativité syndicale : « Les radicaux ont très bien compris l’intérêt de devenir des salariés protégés, et l’on a vu apparaître ainsi des syndicats ethnicisés. Avec cette loi, des associations d’aide aux musulmans, basées aux environs, se sont érigées en syndicats… », s’étonne encore ce fonctionnaire. Troisième point potentiellement critique : le code du travail veut qu’une entreprise remportant un appel d’offres, par exemple pour l’inspection-filtrage ou la restauration d’un hall, reprenne les salariés du prestataire concurrent, sans pouvoir choisir ses propres employés.
Chez Air France, on compte sur la mobilisation constante des salariés et sur « l’autosurveillance », mais le dispositif n’est jamais parfait, et les obstacles multiples. « Juridiquement, nous ne pouvons pas contraindre le personnel à nous informer. Détecter les phénomènes radicaux, pourquoi pas, mais encore faudrait-il en avoir les moyens juridiques », relatait cette année le directeur de la sûreté d’Air France, Gilles Leclair, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. « Les tribunaux administratifs nous ont souvent déboutés lorsque nous refusions d’accréditer des personnes au passé douteux. J’ai perdu devant la cour d’appel de Marseille, lorsque j’étais préfet de Corse, parce que je ne souhaitais pas qu’un ex-braqueur, ancien du FLNC, devienne bagagiste »… D’ailleurs, raconte un autre cadre de la compagnie nationale, le retrait du badge d’un salarié par la préfecture n’est pas nécessairement le mot de la fin : «Il peut certes y avoir le licenciement pour “fait du prince”, mais parfois la CGT va défendre un reclassement en interne en zone non protégée… »
Dans les aéroports parisiens, les dérives potentielles de la radicalisation sont connues depuis déjà longtemps. Dès 2006, dans un brûlot titré « les mosquées de Roissy », citant des rapports des RG, Philippe de Villiers tirait à boulets rouges sur le « noyautage des syndicats par les islamistes » et les salles de prière clandestines. Et de citer la filière de recrutement de Ghazaouet, une petite ville près d’Oran (Algérie) dont les natifs étaient étonnamment nombreux au sein de CBS, une des entreprises chargées d’installer les bagages dans les avions.
Climat pesant à la RATP
A la RATP également, le climat en coulisses est plutôt pesant, et ce depuis longtemps. « La possibilité d’une infiltration ? Elle est claire et avérée depuis des années, mais une partie du management est complètement autiste », soupire un cadre de terrain. En 2012, Christophe Salmon, représentant CFDT, était monté au créneau contre le « communautarisme rampant » dont étaient victimes certaines femmes machinistes dans les trois gros dépôts de banlieue nord (Pavillon-sous-Bois, Nanterre, La Garenne-Colombes) : prières dans les bus, refus des hommes de leur serrer la main, de conduire un bus ramené au terminus par une femme, réputée impure… Depuis ? La direction a commandé un guide sur la laïcité. La nouvelle PDG, Elisabeth Borne, martèle que « tout comportement qui serait non conforme à ces principes doit être signalé », et que, depuis son arrivée en mai 2015, « aucun fait susceptible d’être sanctionné ne m’a été signalé ».
Soucieuse que le service public continue à traverser coûte que coûte les quartiers difficiles, la direction semble avoir évacué le reste sous le tapis. « Ne pas dire bonjour aux collègues, ça c’est tellement banalisé ! Aujourd’hui, plus personne ne dit rien », déplore Christophe Salmon. Les changements de conducteur au terminus ? « La direction a refait ses feuilles de route en fonction de ça, évitant les permutations homme-femme… Quant au guide de la laïcité, c’est bien joli, vous le distribuez à l’encadrement, mais quid du reste du personnel ? » Le représentant syndical dénonce surtout l’apparition de syndicats moins à cheval sur certains principes, comme dans les sous-sols de Roissy, « qui n’hésitent pas à faire du communautarisme, à se préoccuper du ramadan, à trouver des salles de prière ». A l’instar du Syndicat anti-précarité (SAP), organisation qui invitait par exemple ses ouailles à défiler, en juillet 2014, contre les bombardements israéliens à Gaza et « contre le blocus illégal et criminel » du sol palestinien.
Une telle ambiance n’est pas propre à la banlieue parisienne : « On a des cas précis dans d’autres réseaux de transports urbains comme à Lyon, Lille ou Marseille », élargit Fabian Tosolini, de la fédération CFDT Transports. « Depuis 2007, j’entends parler de copains qui ont beaucoup de soucis avec ça. Attention, cela ne veut pas dire qu’il faille remettre en cause toute une politique d’intégration, mais, à la longue, tout ça a des conséquences sur les relations de travail entre les uns et les autres ».
Stratégie d’entrisme
Chez EDF, le souci du moment est assez différent : depuis les attentats de Paris de janvier 2015, le groupe est « en alerte maximale » au sujet de ses 19 centrales nucléaires, selon son PDG Jean-Bernard Lévy, refusant l’accès à toute personne suspecte, après enquête des services compétents (police, gendarmerie, DGSI). Et plus l’on cherche, plus l’on trouve. Sur les 100.000 enquêtes administratives menées en un an, prestataires compris, 600 à 700 dossiers sont revenus avec un avis défavorable (0,7 %), contre 350 refus il y a cinq ans. La dérive islamiste fait partie des causes de rejet dans les centrales, même si les refus n’ont pas à être motivés, car classés secret-défense.
Autre secteur en alerte rouge, très sensible par la force des choses : celui de la sécurité. Depuis les attentats et jusqu’à l’Euro 2016 de football(du 10 juin au 10 juillet), il fait face à des besoins importants de recrutements de vigiles (environ 100.000 postes à pourvoir dans l’urgence). Les certificats de qualification professionnelle seront-ils une barrière suffisante à l’entrée ? « Nous savons que la sécurité privée est ciblée par les organisations terroristes pour être infiltrée », prévient sans détours Michel Mathieu, président de Securitas France.
Plus largement, « le communautarisme a très largement franchi les portes de l’entreprise, non seulement les grands groupes, mais aussi des PME. Il avance par coups de boutoir, de revendications sur les rythmes de travail. Et derrière, les courant radicaux ont compris qu’il fallait investir les fonctions représentatives, utiliser le droit du travail pour faire de l’entrisme », dénonce l’avocat Thibault de Montbrial, également président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Un défi pour tous ceux qui étaient plutôt adeptes du laissez-faire, tolérant quelques entorses à la laïcité.