Alors que tous les syndicats de police ont appelé à la mobilisation pour protester contre la politique judiciaire de Christiane Taubira, Thibault de Montbrial dresse un sombre état des lieux de la condition actuelle des policiers de France.
LE FIGARO. – L’intégralité des syndicats de police a appelé à la manifestation devant le ministère de la Justice et devant les tribunaux. Cet événement est-il exceptionnel ?
Thibault DE MONTBRIAL. – Le phénomène est tout à fait exceptionnel. Il s’explique par l’accumulation de problèmes de différentes natures, par un mélange de désespoir et d’exaspération
Quelles sont les causes du ras-le-bol des policiers ?
Ce qui a déclenché ces manifestations, ce sont les conditions dans lesquelles l’individu qui a grièvement blessé un policier en Seine-Saint-Denis la semaine dernière avait pu s’évader, en profitant d’une permission de sortie en dépit de son exceptionnelle dangerosité. Mais il s’agit de la goutte qui a fait déborder le vase.
Tout d’abord, se pose la question des suites judiciaires données au travail des policiers. La lutte contre la délinquance représente une chaîne. Les premiers maillons de cette chaîne sont les policiers: ce sont eux qui sont sur le terrain, physiquement exposés. Puis se trouvent les parquets qui décident de l’opportunité des poursuites, les tribunaux qui jugent, et les juges d’application des peines qui gèrent les conditions dans lesquelles les délinquants purgent leur peine, et notamment les questions de permission de sortie et de libération conditionnelle…
Or, les policiers ont la nette impression que cette longue chaîne ne fonctionne pas de façon cohérente et solidaire, et constatent des dysfonctionnements de plus en plus réguliers. Ce sentiment est nourri par le fait que les policiers arrêtent parfois ceux qu’ils appellent leurs «clients» plus d’une dizaine de fois sur un délai très court parce qu’à chaque fois qu’ils sont arrêtés, ils sont remis en liberté quelques jours plus tard. Ce sentiment d’impuissance s’est transformé en révolte à l’occasion du dramatique fait divers la semaine dernière en Seine-Saint-Denis.
Par ailleurs la procédure pénale exige des policiers toujours plus de paperasse. Le temps d’enquête utile est restreint par le travail administratif, ce qui contribue évidemment à entretenir un sentiment de frustration.
Autre sujet sensible: les policiers ne ménagent ni leur temps ni leur peine mais se heurtent à de grosses difficultés pour obtenir la récupération et le paiement des heures supplémentaires. S’y ajoutent des conditions matérielles de travail dégradées: des véhicules usés ou en panne, un manque de téléphones de fonction qui oblige les policiers à payer les communications de service depuis leurs téléphones personnels…
L’opération Sentinelle a également engendré une charge de travail supplémentaire très lourde suite aux attentats de janvier 2015: des effectifs de sécurité publique ont été prélevés pour des missions de sécurisation de sites qui sont venus s’ajouter aux missions traditionnelles.
La question des migrants et les incidents de plus en plus fréquents qui entourent les sites de Vintimille, Calais ou de la région parisienne – et dont il est permis de penser que la tendance n’ira pas à la baisse – posent également des problèmes d’organisation et d’hébergement, comme on l’a vu la semaine dernière à Calais. Les conditions matérielles de travail se sont fortement dégradées ces derniers mois.
Le dernier point noir, peut-être le plus crucial, est celui de la violence. Il existe en France plus d’une centaine de territoires où le policier n’est plus respecté comme étant le représentant de la loi, mais dans lesquels il est considéré comme appartenant à une bande rivale. Il est attaqué comme tel. Des guet-apens sont aujourd’hui organisés contre la police de tous les jours en dans notre pays! La lecture de la presse quotidienne régionale est édifiante à ce sujet. Des policiers sont attaqués, régulièrement blessés, à deux doigts de faire usage de leur arme. Leur grande maîtrise fait que pour le moment, il n’y a pas eu de drame mais ça ne durera pas infiniment.
Face à cette hyper violence, l’encadrement de l’usage de l’arme par les policiers est très restrictif. Il y a un vrai problème de compréhension de la légitime défense en France. La délinquance classique (non terroriste) se caractérise par des actions violentes désinhibées, au moyen d’armes de plus en plus dangereuses ou d’armes par destination – jets d’objets, parfois d’électro-ménager du haut d’immeubles… Si les policiers utilisent leurs armes (pas forcément à feu) pour se défendre – sortie d’encerclements dans certaines banlieues, par exemple – ils sont systématiquement mis en cause pour des violences prétendument illégitimes. C’est devenu un sport pour les voyous de déposer des plaintes, que les Parquets rechignent très souvent à classer sans suite de peur d’être accusés de protéger la police. Un comble! Il est certes normal que les policiers soient comptables de leurs actes ; mais ils doivent être soutenus et par leur administration et par l’administration judiciaire quand, du fait de leurs conditions de travail et de la dégradation du tissu social, ils sont amenés à utiliser la violence pour se défendre.
En matière terroriste, il y a un enjeu clef concernant l’utilisation des armes par les primo-intervenants – les forces de l’ordre qui arrivent en premier sur une scène d’attaque. Un problème de formation, d’entraînement et d’équipement se fait sentir: ces policiers qui sont en première ligne contre le terrorisme ne sont pas en position de faire face à la mission de façon satisfaisante. Ils revendiquent un meilleur matériel: des armes longues, des gilets pare-balles avec une meilleure protection, et l’entraînement qui va avec, y compris avec leur pistolet. C’est un peu technique, mais il faudra également adapter les règles de légitime défense à ces situations spécifiques.
Aujourd’hui, les policiers sont soumis à un double stress: au stress opérationnel s’ajoute un stress juridique. La question du droit d’utiliser leur arme occupe leur esprit à un point tel qu’elle amoindrit leur réactivité opérationnelle, leur efficacité,et les expose physiquement à un risque accru, du fait de toutes les pensées parasites que le décalage entre la façon dont sont actuellement appliquées les règles relatives à la légitime défense et la réalité génère en eux.
La secrétaire générale adjointe de l’Union syndicale des magistrats a souligné que ces derniers «n’étaient pas toujours informés des incidents en détention». Comment expliquer cette mauvaise transmission des informations entre les services pénitentiaires et les juges d’application des peines ?
L’USM n’a pas tort. De nombreux incidents se produisent en détention et leur banalisation conduit à leur minoration. Tous ne font pas l’objet d’une transmission. Il arrive également que des dossiers soient montés avec une certaine complaisance. Les détenus produisent régulièrement des éléments faux (promesse d’embauche, attestation d’hébergement etc.) à l’appui de leur demande de sortie. L’administration n’a souvent pas les moyens de vérifier les renseignements transmis.
La politique de Christiane Taubira est-elle directement responsable de cette colère généralisée chez les policiers? Ou bien le problème remonte-t-il aux précédents quinquennats ?
Le malaise existe depuis longtemps, notamment au sujet des conditions matérielles de l’exercice professionnel, et de la légitime défense. Ce qui est certain en revanche, c’est que le discours constant tenu depuis mai 2012 par Madame Taubira a opéré un changement d’état d’esprit tangible chez les délinquants. De nombreux policiers m’ont ainsi raconté dès la fin de l’année 2012, alors que Madame Taubira multipliait ses déclarations contre le principe de la détention et présentait son grand projet de contrainte pénale, que les délinquants arrêtés les narguaient en leur disant: «vous ne pourrez plus nous mettre en prison.» C’est évidemment un raccourci, mais il illustre les effets du message martelé par Mme Taubira.
L’idéologie qu’elle a ainsi véhiculée – ce qui est certes son droit – a été interprété par la rue comme étant un message de faiblesse de la part de l’Etat. Les policiers l’ont ressenti sur le terrain et en ont directement subi les conséquences. En politique, l’état d’esprit généré au sein de la population concernée par les déclarations des dirigeants compte et influe sur le réel. En l’espèce, cette manifestation constitue pour le pouvoir une sorte d’addition après trois années de politique pénale dogmatique et bien souvent en dehors des réalités à la fois dans ses actes, mais également ses déclarations d’intention.