Le défi énergétique du numérique
Depuis 2015 et la signature des accords de Paris, 196 pays dont ceux de l’Union européenne se sont engagés à poursuivre leurs efforts pour limiter l’augmentation de la température moyenne mondiale à 1,5° en prenant des mesures pour limiter leurs émissions de GES. Attention aux angles morts, dont celui du numérique.
Par Bruno Mahieux
La réduction des gaz à effet de serre : une baisse de 3 à 4 % par an
C’est le cas de la France qui a vu ses émissions diminuer de 39,6 % entre 1990 et 2023 (passant de 556 à 373 millions de tonnes de CO2 en 33 ans). La part de la France dans les émissions de GES est inférieure à 0,8 % des émissions mondiales, un taux particulièrement bas en comparaison avec la plupart des pays industrialisés, en grande partie grâce à son parc nucléaire qui produit une énergie décarbonée. Pour tenir ses engagements pris auprès de l’Union Européenne et dans le cadre des accords de Paris, la France vise une réduction de 3 à 4 % par an de ses émissions de GES, pour atteindre 270 Millions de tonnes en 2030.
Tous les secteurs émetteurs de gaz à effet de serre sont concernés : les secteurs de l’énergie, de l’industrie manufacturière, des transports, des bâtiments et de l’agriculture sont les principaux émetteurs de GES.
Le numérique : une arme à double tranchant
Les réductions d’émissions de GES sont principalement liées d’une part à un meilleur contrôle de nos usages, d’autre part au progrès technologique et à la meilleure efficacité énergétique qu’il induit.
Le numérique est considéré comme un levier particulièrement efficace pour réduire la consommation d’énergie dans un grand nombre de secteurs. Il a permis de faire des progrès notables dans de nombreux domaines comme celui de l’énergie avec le smart grid, des transports avec les voitures connectées, dans l’industrie avec l’industrie 4.0 ou dans les services avec le e-commerce.
Ce serait oublier un peu vite que le numérique est également un facteur aggravant de notre empreinte carbone. Selon les estimations de l’ARCEP et de l’ADEME, la consommation du numérique représente environ 4 % de la consommation en énergies primaires et la part du numérique représente 3 à 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde et 2,5 % au niveau national. À titre de comparaison, l’empreinte numérique dans le monde est l’équivalent de 3 à 4 fois l’empreinte numérique d’un pays comme la France.
Le numérique : un monde pas si virtuel
La perception du plus grand nombre est que le numérique est un monde immatériel. Les technologies utilisées sont pourtant bien réelles et le numérique nécessite des millions d’équipements de toutes sortes : les équipements pour les utilisateurs (téléphones mobiles, ordinateurs, écrans), les équipements réseaux (Box internet, Antenne radio, équipement d’infrastructures pour les réseaux longue distance…) et les équipements utilisés dans les centres de données ( serveurs, baies de stockage, climatisation). Tous ces équipements nécessitent une alimentation électrique.
Aujourd’hui, 79 % de l’empreinte carbone du numérique provient de nos équipements (smartphones, ordinateurs, téléviseurs et objets connectés…), environ 16 % des centres de données et 5 % des réseaux. Leur fabrication compte pour 80 % de l’empreinte carbone.
Même si les acteurs du numérique font des efforts pour réduire leur empreinte carbone grâce à des mesures d’efficacité énergétique, celles-ci n’ont pas d’effet positif sur le volume de nos émissions de gaz à effet de serre, qui continuent à augmenter en volume en raison de l’effet rebond lié à l’augmentation de la consommation.
Des chiffres particulièrement alarmants
Pire, alors que les émissions de gaz à effet de serre sont en diminution régulière depuis 2005, l’évolution de la part du numérique dans ces émissions suit une tendance inverse : Elle ne cesse d’augmenter avec la croissance des usages :
Les études du Shift Project estiment que la part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre a augmenté de 2,5 à 3, 7 % en l’espace de 5 ans entre 2013 et 2018.
Alors que le volume de données produites ne cesse de croître avec le développement de nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle générative et la blockchain, il est probable que la part du numérique atteindra rapidement 6 % des émissions de GES.
Selon une étude prospective de l’ADEME et de l’ARCEP, si rien n’est fait pour réduire l’empreinte environnementale du numérique et que les usages continuent de progresser au rythme actuel (le trafic de données serait multiplié par 6 et le nombre d’équipements augmenterait de près de 65 % en 2030 par rapport à 2020, notamment du fait de l’essor des objets connectés), l’empreinte carbone du numérique en France augmenterait d’environ 45 % en 2030 par rapport à 2020 ce qui représenterait 25 Mt CO2eq et environ 10 % de nos objectifs de GES, (respectivement 17,2 Mt CO2eq et 2,5 % de l’empreinte carbone nationale en 2020). Dans le même scénario, la consommation électrique finale en phase d’usage augmenterait de 5 % par rapport à 2020 (pour atteindre 54 TWh par an).
Ces évaluations de l’impact environnemental du numérique restent approximatives du fait de la nature prospective de l’étude. Il est néanmoins à peu près acquis que les émissions de GES continueront à croître si rien ne change dans nos comportements et nos usages au quotidien. En résumé, cette tendance n’est pas soutenable
D’autant que ces évaluations sont probablement sous estimées au regard des investissements massifs consentis par les grandes sociétés américaines du numérique pour développer des Data Centers. Avec l’émergence de l’IA, les consommations d’énergie explosent et les grandes entreprises du numérique cherchent des solutions pour se fournir en électricité.
Selon des informations de Bloomberg relayées par le journal Les Échos, Open AI plancherait sur des infrastructures de 5 GW, l’équivalent de 5 réacteurs nucléaires.
Certains acteurs n’hésitent pas à se tourner vers le nucléaire : Microsoft a signé la semaine dernière un accord d’achat d’électricité d’une durée de 20 ans avec la société Constellation. L’unité de la centrale de Three Miles Island en Pennsylvanie sera ainsi remise en route pour satisfaire les besoins du géant américain.
Cela met en évidence un autre enjeu majeur de l’explosion du numérique, celui du transport de l’énergie. Face à la hausse de la demande en électricité induite par la multiplication des data centers, l’Agence Internationale de l’Électricité (AIE) estime que le marché mondial aura besoin de 50 millions de lignes de transport supplémentaires d’ici 2040.
Quelles solutions pour un numérique responsable ?
La plupart des mesures prises depuis 30 ans pour endiguer nos émissions de gaz à effet de serre concerne l’habitat avec la rénovation de nos logements, notre mobilité avec la transition vers les mobilités douces (vélo, voiture électriques) et l’énergie avec le développement des énergies renouvelables.
Elles sont imposées par un cadre réglementaire au niveau européen (le pacte vert ) et relayées au niveau national par des lois imposant des mesures contraignantes, voire punitives. ( ie quota d’énergies renouvelables dans le mix énergétique, abandon du moteur thermique par les constructeurs automobiles à l’horizon 2035, obligation de rénovation énergétique des bâtiments).
Curieusement, aucune loi en matière de numérique ne vient encadrer nos usages. Bien au contraire, la politique européenne des 30 dernières années n’a cessé d’œuvrer en faveur d’un consumérisme débridé, en favorisant la concurrence et les prix bas, en particulier dans le secteur des télécommunications.
Même s’il n’est pas question de remettre en cause la transition numérique, vecteur de croissance et de progrès, nous ne pourrons nous satisfaire des solutions proposées à ce stade, qui relèvent plus de la sobriété numérique que de la croissance vertueuse.
Si rien n’est fait pour limiter l’empreinte carbone du numérique, l’action de l’Union Européenne, relayée par l’état français consistant à diminuer les émissions de gaz à effet de serre via un arsenal juridique et réglementaire, tout en consacrant des financements conséquents au développement de la transition numérique et de l’intelligence artificielle, ressemblera fort à celle du sapeur Camember, qui creusait un trou pour en boucher un autre.
Doté d’un budget global de plus de 7,9 milliards d’euros, DIGITAL vise à façonner la transformation numérique de la société et de l’économie européennes, conformément aux objectifs de l’UE définis dans la communication intitulée « Une boussole numérique pour 2030 : La voie européenne pour la décennie numérique ». |
Après un DESS de télécommunications en 1986, Bruno Mahieux a travaillé successivement aux États Unis , en Allemagne et en France pour le compte d’opérateurs de télécommunications et d’Entreprises de Services du Numérique. Il a assisté à la privatisation du secteur des télécommunications et contribué à travers de nombreux projets à la transformation digitale des entreprises.