Extraterritorialité du droit américain – Tribune d’Axelle David

Extraterritorialité du droit américain – Tribune d’Axelle David
17 février 2025 Olivier Debeney

Extraterritorialité du droit américain

Le droit participe de la guerre économique. Le droit est utilisé comme « une arme de  destruction dans la guerre  économique que mènent les Etats-Unis contre le reste du monde, y compris contre leurs alliés traditionnels en Europe » selon le député M. Gauvain, auteur d’un rapport remis au Premier Ministre en 2019 [1]

L’extraterritorialité est un mécanisme par lequel un Etat étend la portée de ses lois au-delà de ses frontières nationales. Les Etats-Unis l’utilisent depuis le 19e siècle [2] et, depuis, force est de constater que les Démocrates [3] comme les Républicains y ont recours. 

Par Axelle David, ancienne avocate au barreau de Paris et référent droit PPA


Etat des lieux

BNP PARIBAS, CRÉDIT AGRICOLE, LAFARGE, ALSTOM, AIRBUS, SOCIETE GENERALE, COMMERZBANK, ERICSSON, RBS… 

Le point commun entre toutes ces entreprises ? Elles ont eu affaire à la justice américaine sur la base de lois de portée extraterritoriale (anti-corruption et autres) et ont dû verser des amendes très fortes : 

BNPPARIBAS (8.9 milliards de $ en 2015), Crédit Agricole (787 M$ en 2015), Lafarge (778 M$ en 2022), Alstom (772 M$ en 2014), Airbus (3.9 M$ en 2020), Société Générale (293 M$ en 2018), Commerzbank (1.45 milliard de $ en 2015), Siemens (800 M$ en 2008), Ericsson (1.06 Milliard de $ en 2019), Royal Bank of Scotland (4.9 milliards de $ en 2018)… [4] 

18.8 milliards de $ depuis 2018 payées par des entreprises européennes : « Plusieurs dizaines de milliards de $ réclamés à des entités étrangères alors même qu’aucune des pratiques incriminées n’avait de lien direct avec les territoires des Etats-Unis » [5]

Attaques ciblées contre la France en priorité : la cartographie dressée par Augustin de Colnet est à cet égard édifiante : les entreprises françaises ont payé plus de 14 milliards de dollars à la justice américaine dans le cadre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et autres lois extraterritoriales6. A la lecture de cette cartographie, d’autres pays européens (Allemagne, Italie, Suède) et extra-européens sont concernés : Israël, Suisse, Brésil, Japon, Angleterre et dans une moindre mesure, la Russie et la Chine.

Impact sur la balance commerciale de la France. « Tout cela représente  un véritable  prélèvement, sans contrepartie , sur les économies  européennes  tel  niveau de  vie  de  leurs citoyens

Ce  prélèvement  est suffisamment massif pour être  perceptible dans certaines grandeurs macro économiques. Il  en est ainsi  en particulier, de  l’amende record payée par BNP Paribas en 2014. Celle – ci a lourdement impacté la balance des transactions courantes de la France […]. » [7] 

Cette stratégie de conquête s’illustre dans certains secteurs privilégiés : pétrole et gaz, santé, industrie, technologie, aéronautique & défense, banque, notamment. 

Le Président américain Donald Trump a signé le 10 février 2025 un “Executive Order” ordonnant à l’Attorney General de faire une pause de 6 mois dans les poursuites contre les entreprises américaines pour violation du FCPA et de redéfinir de nouvelles directives . « Les poursuites pour violation au FCPA étaient déjà très asymétriques avec 75% du montant des amendes payées par des  entreprises non américaines. Avec ce nouveau virage, on peut raisonnablement supposer que ce chiffre deviendra 100%. […] En conclusion, les  entreprises américaines auront donc un blanc-seing de  leur administration pour corrompre sans risque d’être poursuivies par leurs propres autorités qui se concentreront  exclusivement sur les entreprises non américaines. » note Frédéric Pierucci. [9] 

Comment se déroule cette guerre économique en vertu de l’extra-territorialité ? 

  • Utilisation de lois américaines en vertu de l’éthique : sous couvert de lutter contre la corruption, le terrorisme, le blanchiment d’argent, des objectifs légitimes en soi, les Etats Unis se sont accordé le droit de sanctionner les entreprises, américaines et étrangères, avec un arsenal de lois, telles que :
    • FCPA (Foreign Corrupt Practices Act)  voté en 1977 : lutte contre la corruption d’agents publics à l’étranger, permet au Department of Justice (DOJ) de poursuivre toute personne soupçonnée de corruption,
    • Patriot Act (voté à la suite des attentats du 11 septembre 2001) : facilite l’accès à l’information pour les agences gouvernementales américaines dans le cadre d’enquêtes judiciaires à caractère terroriste, les Etats-Unis s’immiscent au sein des entreprises, collectent des données,
    • Cloud Act (voté en 2018) : les Etats-Unis peuvent récupérer directement auprès des serveurs américains ou étrangers des informations concernant des individus dans le cadre d’enquête judiciaire. [10]

Les Etats-Unis ont ainsi à disposition pléthores de fondements juridiques leur permettant d’enquêter, de poursuivre, de condamner dans le monde entier. 

  • Les critères de rattachement d’une transaction/deal au droit américain sont entendus de manière assez large, par exemple :
    • effectuer des transactions commerciales libellées en dollars,
    • recourir aux services d’une banque américaine ou basée aux Etats-Unis, o être détenteur d’une adresse mail de type « Gmail » et « Hotmail » ou utiliser un hébergeur de données aux Etats-Unis, un serveur américain (tel qu’Amazon Web Services, Microsoft Azure ou encore Google Cloud Platform),
    • être coté en bourse sur un marché financier américain,
    • exporter des technologies d’origine américaine. [11]
  • La méthode est bien rodée :
    • Identification de l’entreprise auteur d’une violation d’une loi extra-territoriale, o Action du Department of Justice (ou de la SEC etc..) : menace de condamnation à (i) des sanctions civiles et/ou pénales  financières pour les sociétés et dirigeants (les sanctions ont des montant disproportionnés), incluant des peines d’emprisonnement pour les dirigeants (nombre excessivement important d’années d’emprisonnement, cumul d’années, ce qui diffère du système français), (ii) une exclusion du marché américain, (iii) un retrait de l’agrément bancaire américain pour les banques, (iv) un retrait de l’accès au système financier américain [12],
    • Incitation à négocier : « plaider coupable » via la signature d’un Deferred Prosecution Agreement pour diminuer le montant des amendes, conduisant à un monitoring mis en place par des cabinets US dont les honoraires sont payés par l’entreprise concernée : mise en place d’un espionnage économique  transmission de données stratégiques  siphonnage et appropriation d’éléments de propriété intellectuelle et de savoir-faire industriel,
    • Fragilisation de la société dans la compétition mondiale : affaiblissement de sa valeur pouvant faciliter un rachat par des Américains (ce qui accentue ainsi leur domination économique), ex affaire Alstom : a finalement plaidé coupable en 2014, a payé 772 millions de dollars et a été rachetée par General Electric, l’empêchant ainsi de fusionner avec la société de son choix. [13]
  • Constat : les entreprises européennes ont tendance à préférer se mettre en conformité avec le droit américain plutôt qu’avec le droit européen ou français pourtant censés mieux les protéger, en raison du chantage sur la perte du marché américain qui pourrait leur être infligée à titre de sanction. De même, elles préfèrent reconnaître une faute et payer une amende même élevée plutôt que de ne plus pouvoir accéder au marché américain. C’est à un véritable bras de fer étatique  donc asymétrique  que les entreprises désarmées sont individuellement soumises. 

Buts

  • L’anéantissement de concurrents étrangers est la conséquence de cette arme économique, en Europe mais pas seulement : ex Binance, plateforme d’échange de crypto-monnaies d’origine chinoise : condamnée à payer une amende de 4.3 milliards de $, exclue du marché américain, un monitoring est mis en place ; elle a perdu sa place de numéro 1 [14] : les Etats-Unis, en sélectionnant les acteurs admis à prospérer, démontrent qu’ils entendent avoir la maîtrise du marché émergent des crypto-monnaies qui avaient été conçues à l’origine comme des alternatives au dollar…
  • Instrument efficace pour protéger les intérêts économiques (tel le choix de contenir la montée en puissance de la Chine [15]) et contrecarrer tout projet (militaire, technologique, civil) à l’étranger pouvant ébranler sa sécurité nationale.
  • Outil de chantage avec l’UE face à des réglementations européennes jugées trop contraignantes ex Digital Services Act, Digital Market Act, RGPD.

Une vulnérabilité actuelle de nos dirigeants entreprises et Etats

  • Les Etats européens n’ont pas envie de froisser l’allié américain (raisons géopolitiques, engagement sécuritaire en Europe, alliance de l’OTAN, partenaire commercial) ; d’autant plus que les lois américaines contre la corruption, luttant contre les organisations criminelles, contre les Etats voyous ont pu avoir des conséquences positives à certains égards (diminution de la corruption à l’échelle mondiale, mise au ban d’Etats, lutte contre des organisations terroristes).
  • Absence de connaissance de ces sujets (force est de constater que les rapports parlementaires n’ont pas eu d’effets significatifs), naïveté de dirigeants politiques voire déni, soft pow r américain (outils d’influence).S’agissant de la Commission européenne, si la sécurité économique figure bien comme une priorité de son programme 2024-2029, elle ne prévoit pas de politique de lutte contre l’extraterritorialité.
  • Le sujet de la dépendance de la France n’est pas assez perçu comme un enjeu stratégique (ex EDF qui envisage de confier le sort de ses données à Amazon Web Services). [16]
  • Le patriotisme économique est insuffisamment traité, la politique industrielle de la France est à revoir et la lutte contre les ingérences étrangères doit être améliorée.

Comment agir ?

  • Comprendre que l’extraterritorialité du droit américain est un sujet d’importance  un instrument coercitif  dont les abus sont dévastateurs. Cela fait partie d’une stratégie agressive des Etats-Unis à ne pas ignorer, au même titre que la menace d’augmentation des droits de douane ou la remise en question de la sécurité européenne via l’OTAN.
  • Défendre notre souveraineté économique passe par le développement d’une stratégie offensive (en France et en Europe, en résistant aux efforts de division en fonction des intérêts économiques) s’appuyant sur une volonté politique forte.
  • Etre allié quand nos intérêts sont convergents ne doit pas empêcher de s’opposer quand nos intérêts divergent : il faut prendre des mesures contre l’extraterritorialité quand celle-ci porte atteinte à nos intérêts économiques (gestion des données personnelles, désaccords politiques quant aux relations à mener avec certains Etats).
  • Renforcer l’utilisation effective de nos lois :
    • RGPD : étendre le RGPD aux données des personnes morales : ce qui permettrait de sanctionner les hébergeurs transmettant les données d’entreprises françaises à des autorités étrangères en dehors des canaux de l’entraide judiciaire ou administrative ; chiffrer massivement les données des entreprises, et, en cas de transmission en vertu des règles extra-territoriales, elles seront indéchiffrables,
    • lois de blocage de 1968 (interdisant aux entreprises de communiquer des informations aux autorités étrangères) [17] et le règlement de blocage européen (permettant d’annuler les sanctions prononcées contre des entreprises européennes) [18],
    • lois anti-ingérence nationales ou européenne [19],
    • utilisation maximale de la loi Sapin II [20] de lutte contre la corruption, voulue pour contrer le FCPA : l’Etat français doit être seul autorisé à réglementer et à infliger des sanctions aux entreprises françaises. Nous disposons d’outils : Agence Française Anticorruption (AFA, menant des missions de conseil, assistance et contrôle anti-corruption), convention judiciaire d’intérêt public (CIJP, par laquelle une entreprise reconnaît les faits sans reconnaissance de culpabilité, accepte le monitoring de l’AFA et paie une amende minorée), il faut mieux accompagner les entreprises face aux pressions exercées par le DOJ.
  • Veiller activement contre les influences étrangères et soft power : identification des personnes influentes en France, des programmes de formation des élites ex Young Leaders, partenariats universitaires. [21]
  • Attention à d’autres textes à vocation extra-territoriale : des dispositions en matière de collecte de données et de renseignement contenues dans des lois US extra territoriales sont utilisables par les Etats-Unis, notamment vis-à-vis de sociétés et particuliers à l’étranger. La Commission européenne devrait rassurer les gouvernements et entreprises européennes sur la capacité à stocker, protéger et garder confidentielles les données et informations des Européens. [22]

De même, les réglementations visant à limiter l’accès au marché et les exportations de biens et technologies vers des pays hostiles sont de nature extra-territoriale. [23] Ceci est destiné à entraver les efforts de concurrents, tels les Chinois, pour gagner en autonomie technologique et industrielle.

De son côté  la Chine a créé son régime de contrôle à l’exportation qui pourrait s’appliquer aux entreprises européennes en relation avec des sociétés chinoises. 

L’extraterritorialité du futur ne se limitera pas au droit américain. Il est urgent que la France et l’Europe prenne des mesures pour contrecarrer ces mesures coercitives  d’où qu’elles viennent.


Sources

[1] Rapport de M. Gauvain du 26 juin 2019 à la demande du Premier Ministre E. Philippe : « rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois  et mesures à porté  extraterritorial »

 

[2] La loi Sherman Anti-trust Act de 1890 a régulièrement été utilisée hors du territoire américain pour lutter contre les pratiques jugées néfastes pour le commerce américain.

 

[3] C’est sous l’administration Clinton que la loi Helms Burton a été promulguée en 1996 permettant des actions en justice contre les entreprises étrangères présentes à Cuba ; la vente controversée d’Alstom s’est déroulée sous la présidence Obama.*

 

[4] Cartographie extraterritorialité du droit américain d’Augustin de Colnet

 

[5] Article de Ludovic Lassauce

 

[6] Cartographie extraterritorialité du droit américain d’Augustin de Colnet

 

[7] Foreign Corrupt Practices Act Clearinghouse

 

[8] Chiffres de Stanford

 

[9] Post Linkedin de Frédéric Pierucci (ex cadre d’Alstom, détenu pendant 2 ans aux Etats-Unis dans le cadre d’une procédure de violation du FCPA) consulté le 13 février 2025.

 

[10] https://www.portail-ie.fr/univers/droit-et-intelligence-juridique/2021/comment-les-entreprises-francaises se-protegent-elles-face-aux-armes-legislatives-americaines/ 

 

[11] « Dans un  affaire concernant MM. Straub et consorts (dirigeants d’une entreprise hongroise  poursuivie au nom de la loi FCPA pour des faits de corruption en Macédoine et au Monténégro), […] le lien de territorialité invoqué pour justifier la compétence juridictionnelle américaine a été l’usage de mails (qui évoquaient les actes de corruption), ces mails ayant transité par des serveurs localisés aux États Unis. Un tribunal américain a validé cette interprétation discutable du lien de territorialité en arguant que, vu la dimension mondial  du réseau internet, les intéressés auraient dû douter que leurs mails pouvaient transiter dans le monde entier et notamment par le sol américain ! » in Rapport Lellouche Berger précité ; Rapport de l’Institut Montaigne : l’extraterritorialité américaine : une arme à double tranchant, décembre 2024, p.62.

 

[12] Manuel d’intelligence économique, C. Harbulot, p.93

 

[13] Affaire Alstom : voir le livre de Frédéric Pierucci et Matthieu Aron, Le piège américain : l’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique raconte, Paris, JC Lattès, 2019 et le documentaire de David Gendreau et Alexandre Leraître de 2016 : Guerre fantôme : la vente  d’Alstom à General Electric

 

[14] https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/binance-perd-des-parts-de-marche-dans les-echanges-de-cryptos-2040263 

 

[15]  par exemple, avec le contrôle à l’exportation vers la Chine.

 

[16] https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/nucleaire-fritures-sur-la-ligne-entre%20edf-et-amazon-pour-lhebergement-de-donnees-sensibles-2139654

 

[17] https://www.entreprises.gouv.fr/espace-entreprises/s-informer-sur-la-reglementation/la-loi-de-blocage

 

[18] https://www.august-debouzy.com/fr/blog/1983-extraterritorialite-du-droit-americain-des eclaircissements-bienvenus-a-lapplication-du-reglement-de-blocage-europeen-avec-larret-ific-holding-du tribunal-de-lunion-europeenne

 

[19] selon cet article https://www.portail-ie.fr/univers/defense-industrie-de-larmement-et renseignement/2023/la-france-entre-naivete-et-deni-face-aux-ingerences-etrangeres/ une note de la DGSI de février 2023 mettait en garde sur les tentatives d’approche de renseignements étrangers.

 

[20] la loi n 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Loi Sapin 2 » 

 

[21] https://ihedn.fr/notre-selection/extraterritorialite-du-droit-quand-le-lawfare-sert-la-guerre-economique/

 

[22] cf note sur souveraineté numérique à suivre

 

[23] Rapport Institut Montaigne déc 2024 p.6