Le renforcement de la lutte contre le terrorisme coûtera bien plus que les 800 millions annoncés. Voici comment le financer.
Cette année, au Salon de la sécurité (Milipol) , qui s’est tenu à Paris moins d’une semaine après les attentats du 13 novembre, les exposants ont fait des affaires en or. “Nos téléphones n’ont pas arrêté de sonner”, confie-t-on chez Visiom, un fabricant de portiques. Musées, salles de spectacle, stades, grands magasins… Les demandes d’information affluaient de partout, et cela n’a pas cessé depuis. Résultat, en moins d’un mois, cette PME a vu ses commandes plus que tripler. Et ce n’est qu’un début. “Nous sommes en discussion avancée avec une dizaine de stades”, assure Jean-Jacques Métayer, le responsable du service marketing.
Ce n’est guère étonnant. Depuis que les terroristes ont frappé le centre de Paris et que notre pays est officiellement “en guerre”, les Français paraissent prêts à tout pour assurer leur protection. Tous les sondages le confirment, la sécurité est devenue la priorité numéro 1 pour 40% d’entre eux, loin devant le chômage (30%). Et les pouvoirs publics, comme les entreprises, semblent les avoir pris au mot. La SNCF et la RATP, par exemple, ont accru d’environ 25% le nombre de leurs vigiles, et 3.000 soldats sont venus prêter main-forte aux 7.000 militaires qui étaient déjà déployés en France dans le cadre du plan Vigipirate. Idem du côté des municipalités, qui renforcent l’équipement de leur police. “Depuis quelques semaines, nous avons beaucoup de demandes concernant des gilets pare-balles de classe 4, qui protègent plus que ce qu’on vendait jusqu’à présent”, constate-t-on chez Sentinel, l’un des leaders du secteur. Plus cher ? Sans doute, mais l’heure n’est pas aux additions. François Hollande n’a-t-il pas clamé que le “pacte de sécurité” primait sur le pacte de stabilité – autrement dit sur l’objectif de 3% de déficit en 2017 ? Le problème, c’est qu’à ce petit jeu la facture risque d’être bien plus élevée qu’on ne le pense.
D’abord, pour les contribuables. Officiellement, le coût pour l’Etat du renforcement de la sécurité atteindra à peine 800 millions d’euros en 2016 (372 millions pour le ministère de l’Intérieur, 267 millions pour la Justice, 42 millions pour les douanes, 34 millions pour les services de renseignement rattachés à Matignon et 100 millions pour les opérations militaires en Syrie). Mais cette somme ne représente en réalité qu’une partie de la note à payer. Il faut en effet y ajouter :
1. les 240 millions de dépenses programmées chaque année sur trois ans après les attentats de “Charlie” ;
2. le prix de l’opération Sentinelle (déploiement de militaires dans l’Hexagone pour faire face à la menace terroriste) qui devrait avoisiner 280 millions par an ;
3. le coût du maintien des effectifs militaires qui devaient être réduits de 9.000 d’ici 2019 ;
et 4. les dérapages budgétaires qui seront probablement générés par l’intervention militaire en Syrie. Une seule bombe guidée laser, comme on en lance tous les jours sur les camps de Daech, coûte plus de 50.000 euros. Au total, l’addition, pour les contribuables, devrait plutôt atteindre 1,5 milliard.
Mais ce ne sera sûrement pas tout. Car les créations de postes annoncées d’ici 2017 ont beau être importantes (8.500 en deux ans, dont 5.000 dans la police, 2.500 à la justice et 1.000 dans les douanes), elles auront du mal à combler les besoins sur le terrain. Aux douanes, par exemple, les effectifs ont tellement diminué ces dernières années (– 14% depuis 2005) que les agents ne parviennent plus à assurer leurs missions aux postes-frontières restants. Aussi incroyable que cela puisse paraître, celui d’Annemasse, à la frontière avec la Suisse, reste ainsi sans surveillance après 1 heure du matin, alors qu’il est censé être contrôlé 24 heures sur 24. “L’Hexagone est un vrai gruyère ! Même avec les renforts promis, on n’y arrivera pas”, se désole Vincent Thomazo, le secrétaire général de l’Unsa-Douanes, qui estime les besoins à plusieurs milliers d’agents. D’autant qu’il faudra sans doute renforcer tôt ou tard Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, dont les effectifs (900 personnes) viennent d’être multipliés par six pour gérer l’arrivée des migrants en Grèce (630.000 depuis début 2015).
Notre arsenal antiterroriste, pour qui travaillent quelque 13.000 fonctionnaires, n’est guère mieux loti. “Les effectifs ont été un peu renforcés, mais le dispositif a été paramétré pour quelques dizaines de djihadistes, alors qu’il faut en surveiller aujourd’hui plusieurs milliers”, déplore Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Pas étonnant que la police judiciaire – qui travaille main dans la main avec les juges antiterroristes – soit débordée. “Il n’est pas rare de devoir attendre des mois pour obtenir une perquisition”, se désole-t-on à Alternative Police. Pire : elle manque de moyens pour analyser et recouper l’information.
Au total, impossible de chiffrer les besoins humains nécessaires. Mais si l’on voulait vraiment limiter les trous dans la raquette, il y en aurait pour plusieurs centaines de millions d’euros en plus des annonces. La situation est d’autant plus absurde que des milliers de policiers sont aujourd’hui affectés à du simple gardiennage de ministères, d’ambassades et même de détenus à accompagner à l’hôpital. Rien qu’en Ile-de-France, cela représenterait 1.400 postes selon une étude d’Alliance de 2014. “En recentrant les forces de l’ordre sur leur cœur de métier, on pourrait récupérer plusieurs milliers de policiers”, estime ce syndicat. A condition d’accroître le recours à des sociétés privées de gardiennage pour compenser, ce qui alourdirait de facto la facture.
À cela s’ajoute un gros problème d’équipement. Le croira-t-on ? D’après un rapport récent du Sénat, le Service départemental du renseignement territorial (SDRT), qui a remplacé les RG, ne dispose que d’un poste Internet pour… treize agents ! Et ce n’est guère mieux pour les forces de l’ordre. De nouveaux gilets pare-balles plus protecteurs, des casques et des boucliers balistiques ont certes été commandés après les attentats de janvier, mais ils arrivent au compte-gouttes dans les commissariats. Si bien que la plupart des agents doivent se contenter de leurs vieux gilets –certains tiennent avec des épingles à nourrice. “Nous avons besoin d’équipements qui protègent mieux, mais aussi d’armes plus performantes”, tonne Denis Jacob, à la tête d’Alternative Police.
Et ne parlons pas du parc automobile. Il est dans un état déplorable, avec certains véhicules totalisant jusqu’à 300.000 kilomètres au compteur. Compte tenu des critères d’âge, près de 11.000 d’entre eux devraient être renouvelés sur la période 2015-2017. Mais, d’après un rapport de l’Assemblée nationale, les 30 millions par an budgétés ne permettront d’en racheter que… 4.100 ! Et le nombre de voitures et de fourgons (un peu plus de 28.000 au total) est inférieur de 5% à ce qu’il était en 2010. “On a parfois une seule voiture pour huit communes, ce n’est pas acceptable !”, dénonce-t-on au syndicat Alliance. Il faut dire que, pressée de faire des économies, l’administration a sabré dans ses frais de fonctionnement ces dernières années.
D’après les calculs de Philippe Dominati, la part des équipements ne représente plus aujourd’hui que 12% des dépenses pour la sécurité, contre 16% en 2009. “Si l’on voulait ramener ce ratio au niveau d’il y a six ans, il faudrait débourser près de 340 millions”, assure-t-il. Mises bout à bout, les dépenses publiques nécessaires dépassent ainsi largement 2 milliards, deux fois et demie le montant prévu !
Voilà pour le contribuable. Mais les Français vont aussi devoir régler la note de nombreux investissements du privé. Car si notre administration est sur le pied de guerre, les sociétés ne sont pas en reste. Président de l’Union des entreprises de sécurité privée (USP), Claude Tarlet en sait quelque chose. Entre les demandes des grands magasins, des salles de spectacle ou des sièges sociaux, les sociétés de gardiennage ont vu leur activité bondir d’environ 20% depuis début novembre. La demande d’agents de sécurité a été si brutale que les professionnels peinent à suivre. “Il nous manque près de 10.000 agents pour satisfaire les clients”, assure l’USP. Même inflation du côté des équipements. Regroupés au sein d’Ignes, les fabricants de système électronique (badges, vidéosurveillance…) ont vu leur activité bondir de 10 à 15%. “Je pense qu’on aura une croissance à deux chiffres pour 2016”, pronostique Pascal Le Roux, son vice-président.
Au total, combien les entreprises vont-elles devoir investir pour améliorer leur sécurité ? A vrai dire, il est encore trop tôt pour chiffrer l’accroissement des dépenses. D’autant que les directions n’aiment pas beaucoup parler de ce sujet. Interrogées par Capital, les Galeries Lafayette ont botté en touche, tout comme la SNCF, qui a été contrainte par le gouvernement d’installer des portiques aux abords du Thalys à la gare du Nord à Paris. “Tout ce qu’on peut dire, c’est que les budgets vont augmenter, car il y a une vraie prise de conscience, y compris dans les PME”, reconnaît Alain Juillet, président du Club des directeurs de sécurité des entreprises.
D’après les estimations de Patrick Haas, expert du secteur et responsable de la publication “En toute sécurité”, la hausse pourrait atteindre 500 millions pour 2016. Mais sans doute ce chiffre est-il très sous-estimé : appliqué aux seuls vigiles (plus de 3,3 milliards d’euros par an), une progression de 20% représente en effet 660 millions. Les entreprises risquent donc de le sentir passer… Bref, en mettant bout à bout toutes les dépenses du public et du privé, on peut estimer que la facture naviguera entre 2 et 3 milliards, dont près des trois quarts financés par les contribuables. Trop lourd pour pouvoir tenir l’objectif annoncé d’un déficit de 3% en 2017 ? A priori, il n’y a pas de quoi s’alarmer. “C’est un alibi ! On peut tout à fait réaliser des économies pour compenser”, assure Gilles Carrez, le président de la commission des Finances. De fait, en cherchant bien, il y aurait de quoi faire. Le rétablissement du jour de carence pour limiter les absences dans la fonction publique permettrait par exemple d’économiser 300 millions d’euros.
De même, la Cour des comptes estime dans un rapport récent que l’alignement de la durée effective du temps de travail des fonctionnaires d’Etat (1.594 heures par an) sur la durée légale (1.604 heures) rapporterait 700 millions par an. Enfin, pourquoi ne pas plafonner le supplément familial accordé aux agents de la fonction publique (qui coûte 1,5 milliard au total) au-delà d’un certain niveau de revenu, comme on l’a fait pour les salariés du privé ? Cela reviendrait certes à raboter quelques acquis. Mais pour la bonne cause…
Malgré les attentats du 13 novembre à Paris, les fan-zones seront maintenues lors du Championnat d’Europe de football 2016, qui se tiendra en juin dans dix grandes villes de l’Hexagone. L’ennui : personne ne sait encore qui en assurera la sécurité. Avant même le drame, le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps) avait prévenu qu’il aurait du mal à mettre à disposition des agents, vu la pénurie dans le secteur. Il est désormais catégorique : “Nos effectifs ne nous permettront pas de fournir les 20.000 à 25.000 agents nécessaires pour sécuriser les zones”, confie Alain Bauer, le président de cet organisme. Il faudra donc que les forces de l’ordre s’y mettent… Ce qui reviendra à déshabiller Pierre pour habiller Paul. Et qui paiera la facture ? Rien que pour Bordeaux, la douloureuse devrait avoisiner 180.000 euros.
RENFORCER LA SÉCURITÉ VA COÛTER CHER AUX ENTREPRISES ET AUX CONTRIBUABLES
Policiers : 370 millions d’euros
© Zacharie Scheurer
Les 5.000 postes prévus d’ici 2017 (sur 8.500) permettront de ramener les effectifs policiers à leur niveau de 2007. Mais d’après les syndicats, c’est insuffisant pour les besoins de la lutte antiterroriste.
Équipements : 340 millions d’euros
D’après le sénateur Philippe Dominati, il faudrait investir 340 millions en véhicules, armes et gilets pare-balles pour retrouver le ratio d’équipement de 2009.
Soldats en France : 280 millions d’euros
La facture de l’opération Sentinelle, qui a permis de déployer 10.000 militaires sur l’ensemble du territoire, sera sans doute aussi élevée cette année qu’en 2015.
Systèmes électroniques : 140 millions d’euros
© Leligny/Andia.fr
Caméras, badges… D’après Ignes, le syndicat du secteur, les ventes de systèmes électroniques augmenteront d’au moins 10% en 2016.
Intervention en Syrie : 100 millions d’euros
Au vu des moyens déployés pour l’intervention en Syrie (26 avions dont 18 Rafale à bord du porte-avions “Charles de Gaulle”), le surcoût des “opérations extérieures” pourrait dépasser de 100 millions le budget initialement prévu (un peu plus de 1 milliard).
Agents de sécurité : 330 millions d’euros
Depuis les attentats, les agents de sécurité sont très demandés (+ 20%). Même en comptant une hausse de seulement 10% sur 2016, la facture dépassera 300 millions.