L’Intelligence Économique française : 30 ans et toujours naïve ?

L’Intelligence Économique française : 30 ans et toujours naïve ?
29 mai 2024 Olivier Debeney

Plus aucun Comex ne peut nier la puissance de l’intelligence économique (IE) !

Par Antoine de Tournemire


Si le renseignement passe pour le plus vieux métier du monde, le renseignement économique semble, lui, avoir tardé à se faire une place. Officiellement du moins. Certes, rappelait Alain Juillet, lors du colloque co-organisé par l’École de Guerre économique et la DGA, De Gaulle envoya des chargés de mission au Japon pour étudier l’informatique dans les années 1960…  Las ! Quand son ancien patron du Sdece (ancêtre de la DGSE), le général de Marolles remit deux plans stratégiques japonais aux constructeurs français : “ceux-ci ne surent qu’en faire…, s’étouffe l’ancien espion (…) Puis le métier s’est perdu.”

C’est durant son passage dans le privé, au poste de DG de Jacob Suchard, qu’Alain Juillet confie avoir découvert ce qu’on nommera l’IE lors d’un stage à Berkeley en 1988. Il y prend conscience que “le marketing fait partie de l’influence”. Partant, le benchmarking (le renseignement sur les concurrents), impose un nouveau métier et une nouvelle offre… Mais le concept est encore flou.

Ce n’est qu’en 1993, rappelle-t-il, que le cabinet britannique Control Risks organise le premier  séminaire pour le “renseignement d’entreprise” à Bruxelles. Le rapport Martre sortira l’année suivante en alertant sur le retard de la France dans le domaine et dans l’urgence de créer une filière.

Un accueil… réservé

Mais, “seuls 5 à 6% des dirigeants avaient compris qu’il fallait passer à l’offensive !” se souvient  un participant du colloque de l’École militaire. Si Edouard Balladur est classé parmi les convertis, avec Michelin ou Dassault,  d’autres tels “Philippe Jaffré (PDG d’ELF Aquitaine) venait en touriste…”(…) “même les banques ou le MEDEF mirent du temps à comprendre…

Quelques années plus tard, le président Chirac demande à Alain Juillet, alors qu’il dirige le renseignement à la DGSE, de “s’occuper de l’IE”. Mission qu’il prendra à bras le corps dès 2003 “dans un bureau et avec deux téléphones pour commencer au sein du SGDN (Secrétariat général de la défense nationale”. Pour évangéliser, il suit les conseils de Michèle Alliot Marie lui conseillant de commander un second rapport…

2003 : le rapport Carayon pour structurer l’IE.

Reprenant le constat et les solutions du rapport d’Henri Martre de 1993, celui de Bernard Carayon alerte également sur le retard de la France en matière d’intelligence économique (IE) par rapport à ses concurrents. En cause :

  • Le cloisonnement et circulation élitiste de l’information : L’information stratégique est souvent cloisonnée entre les administrations, les entreprises et les organismes de recherche, ce qui limite sa diffusion et son exploitation. De plus, la circulation de l’information est souvent réservée à une élite, ce qui exclut la grande majorité des acteurs économiques.
  • L’insuffisance des liens entre les secteurs public et privé : La collaboration entre le public et le privé en matière d’IE est souvent insuffisante, ce qui limite l’efficacité des actions entreprises.
  • Le manque d’intérêt global pour l’IE : L’IE n’est pas encore suffisamment considérée comme un enjeu stratégique par l’ensemble des acteurs économiques, ce qui freine son développement.

Or, face à une mondialisation de plus en plus concurrentielle et à des puissances étrangères développant des pratiques offensives de plus en plus sophistiquées, l’IE est devenue un outil indispensable pour protéger les intérêts stratégiques de la France et assurer la compétitivité de ses entreprises.  “L’IE est une réponse à une mondialisation agressive. Ces rapports furent l’enterrement de la naïveté française” résume l’ancien député Carayon. 

Contexte multi-menaces

Des alliés… concurrents

En effet, l’IE s’impose dans un monde ambigu dans lequel USA et UK sont partenaires et concurrents. “En France, en effet, l’IE arrive avec les Américains. Dès le Plan Marshall, les bailleurs de fonds exigent un suivi par leurs cabinets de conseils qui franchissent alors l’Atlantique…  Le ver était dans le fruit”, résume en souriant un professionnel. 

Les exemples de la guerre économique ne manquent hélas pas. Chacun se rappelle du boycott américain des vins, notamment, lors du refus de la France de prendre part à la 2e guerre du Golfe. Quelques années plus tard, en 2001, les USA se sont dotés de lois extraterritoriales que nous avons pu découvrir avec l’affaire Alstom dans laquelle un dirigeant fut incarcéré aux USA pour des faits présumés de corruption. On se souvient également des rapports quotidiens d’activité exigés par le  FBI aux employés américains du fleuron français. Tout le monde a le souvenir amer de  l’amende record de la BNP pour avoir réalisé des transactions en dollars avec l’Iran. En effet, les USA s’arrogent le droit de demander des comptes à des entreprises étrangères, exerçant hors des États-Unis dès lors  que celles-ci utilisent le Dollar ou des plateformes américaines aussi répandues que Gmail… 

Une guerre économique

Les Chinois imposent également  leurs règles en s’inspirant de lois extraterritoriales américaines et attaquent. On se souvient d’Areva dont le réseau a été pénétré pendant 3 ans dans les années 2010 et dont l’enquête montrait que l’administrateur était – ô surprise – localisé dans l’Empire du milieu… Ce que le sénateur Jean-Baptiste Lemoyne résume clairement : “La Chine lamine la France depuis 25 ans.”

Une guerre informationnelle

Cyberactivisme, tensions géopolitiques, attaques pirates pour l’argent et pour l’influence sont quotidiennes. Hacker un hôpital français, ce n’est pas pour l’argent (ces établissements n’en n’ont pas) mais bel et bien pour affaiblir l’État. Comme il fut aussi visé par les attaques informationnelles sur TV5, enfin, la guerre économique (connaître son concurrent, ses brevets, ses faiblesses, ses contacts, ses devis, le désinformer, médiatiser ses failles, etc).

La transparence et l’éthique

Au-delà de leurs process, les entreprises cotées doivent également s’assurer de l’intégrité des entreprises partenaires.

Les solutions du rapport

L’IE doit être intégrée à la culture de toutes les entreprises et administrations françaises. Sensibilisation de l’ensemble des acteurs économiques à l’importance de l’IE et de leur donner les outils nécessaires pour la mettre en œuvre.

Créer des synergies entre le public et le privé en matière d’IE. Mise en place des dispositifs de partage d’information et de développer des partenariats entre les administrations et les entreprises.

Doter la France d’une stratégie nationale d’IE qui doit définir les objectifs et les moyens qui seront mis en œuvre pour les atteindre.

L’IE doit être utilisée par les entreprises françaises pour protéger leurs intérêts stratégiques et gagner des parts de marché. Cela implique de leur donner les outils et les ressources nécessaires pour développer une stratégie d’IE efficace.

Parmi les mesures adoptées, les ministères créent un “correspondant IE”. Hélas ! “Lors des réunions du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique”, se rappelle Alain Juillet, “chacun campait sur ses positions : la DST dans le secret, Bercy dans sa prétention coutumière, le Quai prenait le thé. Seule la Défense, via la DGSE prêchait pour l’IE. Même le monde de la recherche boudait l’IE car elle allait à l’encontre de leur culture du partage. Les PME n’en comprennent pas plus”…

30 ans d’IE et après ?

Aujourd’hui, Carayon souhaite une plus importante impulsion de l’État. Il a été entendu puisque la DGA, par exemple, vient d’ouvrir une sous-direction à l’IE. L’ancien député souhaite également la création d’un fonds stratégique d’influence. Il appelle enfin de ses vœux que le secret des affaires ne relève plus du civil mais du pénal. Et de citer parmi les menaces “l’intelligence artificielle (qui) massacre le droit d’auteur, crée des deep fakes ou les agences anglo-saxonnes qui notent tout !

Les acteurs de l’IE s’accordent sur le fait que l’IE est mâture en 2024. Il y a 30 ans, l’américain Kroll et le britannique Control Risks régnaient en maître. Aujourd’hui, la France compte de nombreuses entreprises d’IE.  Même des PME “ont compris” et “y recourent”. Ils regrettent, toutefois, que le secteur privé traîne des pieds. “On a été naïfs, résume le général Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense. Tous les pays recourent à l’IE. Ça n’est pas très bien. Mais c’est nécessaire.”  “On s’est loupé sur l’offensive. Alors que les autres ne se gênent pas” déplore  Alain Juillet. “Les entreprises ont peur. Mais elles doivent y aller ! Nous sommes en guerre informationnelle.  La pensée unique est un désastre. Or on doit apprendre à manipuler les autres. On doit être curieux et savoir ce qu’il se passe ailleurs. Il faut regarder comment font les autres. Même les Indiens ! (…) Le CAC 40 commence à le faire. Mais surtout dans les domaines touchant à la défense”. 

RGPD & IA ACT

Les acteurs de l’IE déplorent un flou opérationnel certain. Prenons le “scrapping”. Extraire les données en masse est-il autorisé ? “juridiquement, les agences françaises ont moins de droits que les entreprises étrangères pour traiter les datas nationales…” signalent les experts. Le RGPD, par exemple,  empêche les entreprises européennes de collecter des informations sur les USA. Alors que de leur côté, ces derniers le peuvent… La CNIL a ainsi condamné Clearview à 20 millions $ pour sa collecte de photos de visages en ligne à des fins de reconnaissance faciale. Mais l’entreprise américaine continue et ne paie pas…  L’UE a aussi “pondu” un “IA Act” qui réglemente excessivement les entreprises et empêche l’Europe de se défendre. 

Bref, conclut un intervenant : “On s’est enlevé une capacité à se défendre. Et on a donné une arme aux autres !”. 

RÉCIPROCITÉ

La BNP a payé 8.9 milliards $ d’amende pour avoir violé un embargo économique – qui ne concernait pas la France –  par le simple fait même d’avoir utilisé le dollar pour des virements … L’UE, conclut Alain Juillet, doit se doter comme les USA et la Chine de lois extraterritoriales”. 

En faisant un sursaut en matière d’IE, la France peut protéger ses intérêts stratégiques et assurer la compétitivité de ses entreprises. Et les talents ne manquent pas. Fin mars, une équipe française de hackers éthiques remportait pour la seconde fois au concours de piratage Pwn2Own d’une Tesla.

 


Antoine de Tournemire est directeur de l’agence d’e-réputation Laudans depuis 2012. Diplômé de l’École Supérieure de Journalisme de Paris, il a exercé dans la presse magazine (VSD, Valeurs Actuelles, Figaro Magazine…) puis sur le pure player Atlantico. Auteur de “Manager son e-réputation” (Ellipse), il sensibilise aujourd’hui le monde de l’entreprise aux problématiques de la réputation en ligne et intervient, notamment, dans la formation du diplôme SIR (Sûreté, Information, Renseignement) de Paris II Assas.