
La Martinique : un territoire stratégique et historique au service de la souveraineté française
Par Louis Domergue
Française depuis 1635, bien avant des territoires comme la Franche-Comté (1678) ou encore Nice et la Savoie (1860), la Martinique s’est imposée dès son intégration comme un levier majeur de la puissance française. Sa position dans les Caraïbes a permis de sécuriser des routes maritimes vitales pour le commerce transatlantique et de renforcer durablement l’influence française dans cette région du monde. En 1946, elle est devenue l’un des premiers territoires d’outre-mer à accéder au statut de département, consolidant ainsi son intégration à la République et affirmant son rôle d’avant-poste de souveraineté dans la région.
Aujourd’hui, la Martinique incarne une pièce maîtresse de la présence française dans la Caraïbe, au cœur des enjeux sécuritaires, économiques et diplomatiques.
Un bastion stratégique dans la Caraïbe
Carrefour maritime entre l’Europe, les Amériques et l’Afrique, la Martinique joue un rôle clé de stabilisateur régional. Les Forces Armées aux Antilles (FAA), déployées en Martinique et en Guadeloupe, assurent la surveillance d’une zone maritime de 4 millions de km², soit deux fois la surface de la Méditerranée. Elles mènent des missions variées : lutte contre les trafics de drogue et d’armes, surveillance des eaux territoriales, assistance humanitaire et intervention rapide dans les crises régionales.
Cette position l’expose néanmoins à des menaces croissantes. En 2022, plus de 30 % des exportations mondiales de cocaïne ont transité par la Caraïbe, alimentant des réseaux criminels qui fragilisent l’économie locale et exacerbent l’insécurité. À cela s’ajoutent les flux migratoires clandestins, notamment en provenance d’Haïti, et l’intensification des rivalités internationales : la Chine investit massivement dans les infrastructures portuaires de la région, la Russie renforce sa présence diplomatique et économique, tandis que le Venezuela, fragilisé, demeure une source d’instabilité.
Dans ce contexte, moderniser les capacités des FAA, renforcer les coopérations avec les États-Unis et les organisations régionales et adapter les infrastructures logistiques sont des impératifs pour préserver cette position.
Par ailleurs, dans un contexte de tensions diplomatiques, la Martinique n’échappe pas aux stratégies d’influence étrangères. En soutenant des mouvements indépendantistes (comme le RPPRAC – Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéens – dont le représentant, Rodrigue Petitot, a été condamné à plusieurs reprises pour trafic de drogues et violence avec arme et ne dispose d’aucune légitimité) par le biais du groupe d’initiative de Bakou, l’Azerbaïdjan tente d’exacerber les tensions locales et d’affaiblir la position française sous couvert de discours anti-coloniaux. Cette stratégie, déjà observée en Nouvelle-Calédonie, impose une réponse diplomatique et sécuritaire ferme ainsi qu’une surveillance accrue pour neutraliser toute tentative de déstabilisation.
Un modèle économique à transformer
L’influence régionale de la Martinique repose aussi sur une économie résiliante, essentielle à son développement et au bien-être de sa population.
L’un des principaux foyers de tensions en Martinique reste le coût de la vie, qui dépasse en moyenne de 12 % celui de la Métropole, avec des écarts atteignant 40 % sur certains produits alimentaires. Si l’insularité explique en partie ce phénomène, la dépendance excessive aux importations et une fiscalité spécifique, notamment l’octroi de mer, y contribuent largement. Ce dernier, principale ressource des collectivités, alourdit les importations et alimente une inflation structurelle via des budgets publics déséquilibrés.
À cela s’ajoute la forte proportion de fonctionnaires (plus de 40 % des emplois salariés), dont les primes, bien que compensatoires, entretiennent cette dynamique inflationniste en tirant vers le haut les prix du logement et des biens de consommation, accentuant les écarts de pouvoir d’achat avec le secteur privé.
Au-delà des chiffres, la vie chère reflète une fragilité économique persistante, amplifiée par un tissu productif limité et une fiscalité contraignante. Une refonte progressive des prélèvements locaux, limitant leur effet inflationniste, et un soutien accru à l’investissement productif sont essentiels pour préserver le pouvoir d’achat et garantir la résilience budgétaire du territoire. La réduction des surcoûts logistiques, le soutien aux filières locales, l’insertion régionale et une transparence accrue sur la formation des prix devront accompagner cette transformation.
L’adhésion de la Martinique à la CARICOM (Communauté Caribéenne) le 20 février 2025 est une avancée significative vers une intégration régionale accrue. Cette affiliation ouvre des perspectives économiques nouvelles, facilitant les échanges avec les 21 États membres et associés. Elle permet également d’ancrer davantage la Martinique dans un espace géopolitique structurant.
Cependant, cette intégration impose une vigilance accrue. La gestion des flux commerciaux et la protection des filières locales face aux importations à bas coûts en provenance des autres Etats membres doivent être encadrées rigoureusement. Une harmonisation fiscale et douanière avec la Métropole sera nécessaire. De plus l’ouverture économique impliquera d’encadrer les flux migratoires qui pourraient se trouver facilités. L’objectif est de garantir à la Martinique, par une stratégie équilibrée, les bénéfices de son double ancrage caribéen et français.
Des annonces techniques, sans réponse structurelle
Le projet de loi contre la vie chère, annoncé en mars 2025 par le ministre des Outre-mer, vise à renforcer le contrôle des prix et de la concurrence, à instaurer un suivi sectoriel plus strict, et à soutenir les acteurs économiques affectés par les tensions sociales. La réforme de l’octroi de mer a été évoquée, mais sans échéancier ni orientation claire.
Ces annonces, largement dictées par l’urgence sociale de fin 2024 et la pression politique du RPPRAC, ne sauraient tenir lieu de stratégie de transformation. L’architecture fiscale locale, fondée sur l’octroi de mer, renchérit mécaniquement les produits importés, alimente les budgets publics sans incitation à l’efficience, et accentue les inégalités entre secteur public et privé. Une réglementation dense, des aides mal ciblées et l’absence de leviers pour la production locale sont au cœur du problème.
Cibler les distributeurs et renforcer la régulation peut répondre à une pression politique immédiate, mais ne produit pas de transformation durable. Une réforme utile supposerait de réduire les surcoûts logistiques, de simplifier le cadre fiscal, et de construire un environnement économique réellement incitatif pour produire, investir et recruter localement.
Un socle culturel à intégrer dans l’action publique
La culture martiniquaise ne se limite pas à une vitrine identitaire : elle constitue un système vivant d’organisation sociale, de reconnaissance mutuelle et d’expression collective. Trois temps forts structurent notamment l’année et mobilisent l’ensemble du territoire : les Chanté Nwèl, le Carnaval et le Tour des Yoles.
Les Chanté Nwèl, qui débutent dès la mi-novembre, sont bien plus que des veillées de chants religieux en créole. Ce sont des rassemblements communautaires où la musique, la cuisine (boudin, schrubb, pâtés), la mémoire et la convivialité s’entrelacent. Organisés par des associations, des mairies, des entreprises ou des familles, ils réactivent les solidarités locales à une période charnière du calendrier.
Le Carnaval, au cœur du mois de février, est un exutoire collectif à la fois festif et subversif, où la rue devient espace de transgression ritualisée. Par ses vidé, ses jours thématiques (Mariage burlesque, Mercredi des Cendres), ses reines et ses groupes à pied, il permet une mise en scène codifiée des tensions sociales, des formes de satire politique, mais aussi une respiration nécessaire dans le rythme de l’année.
Le Tour des Yoles, dont la prochaine édition aura lieu du 27 juillet au 3 août 2025, est un événement unique dans la Caraïbe. Il associe sport de haut niveau, transmission d’un savoir-faire maritime ancestral, et mobilisation populaire à grande échelle. Chaque étape redessine une carte affective du littoral, chaque yole incarne une commune, une équipe, une histoire. Ce n’est pas un simple spectacle nautique, c’est une mise en mouvement du territoire.
Autour de ces grands moments gravitent d’autres pratiques tout aussi structurantes : les fêtes patronales, les soirées bèlè, les commémorations de l’abolition de l’esclavage, les concours de cuisine, la Toussaint vécue comme une célébration. Toutes participent d’un rapport à la transmission, à l’espace public, à la mémoire.
Comprendre ces formes culturelles, ce n’est pas “faire local” : c’est prendre acte de ce qui fonde les équilibres sociaux, les dynamiques d’adhésion ou de rejet, les représentations de la légitimité. Une politique publique sérieuse ne peut s’y soustraire.
Freiner l’exode des jeunes : une urgence sociale et économique
Chaque année, environ 4 000 Martiniquais quittent l’île pour la Métropole, attirés par des opportunités éducatives et professionnelles plus favorables. Cet exode, amplifié par un chômage
structurel (15 % en moyenne, 40 % chez les jeunes), prive la Martinique de ses forces vives et affaiblit son tissu économique.
Pour inverser cette tendance, il est indispensable de structurer des filières porteuses d’avenir. Le numérique, l’énergie (valorisation du solaire et de la géothermie pour plus d’autonomie, intégration d’un smart grid pour compenser l’intermittence), l’agrotransformation et les circuits courts offrent des perspectives prometteuses.
Des programmes d’investissement ciblés et des mesures favorisant le retour des talents expatriés, soutenus par des incitations fiscales spécifiques, pourraient renforcer l’attractivité économique locale. En parallèle, des partenariats plus étroits entre les entreprises locales et les établissements d’enseignement supérieur en Métropole et dans la Caraïbe contribueraient à limiter la fuite des compétences tout en valorisant les jeunes talents martiniquais.
Valoriser pleinement les atouts économiques
Malgré ses fragilités, la Martinique dispose d’atouts uniques qui pourraient constituer les fondements d’un développement économique plus résilient. Le rhum agricole, seul au monde à bénéficier d’une AOC, génère environ 100 millions d’euros par an et représente 40 % des exportations agricoles de l’île. Ce produit emblématique pourrait être davantage valorisé par le développement du “spiritourisme”, sur le modèle des circuits écossais autour du whisky, attirant des visiteurs tout en dynamisant l’économie locale.
Le tourisme, bien qu’identifié comme un levier économique, reste un secteur fragile et les stratégies passées n’ont pas permis de structurer une filière durable et compétitive. En 2023, la Martinique a franchi le seuil symbolique du million de visiteurs, générant plus de 500 millions d’euros de retombées économiques. Si cette progression est encourageante, elle masque une réalité plus préoccupante : l’île reste à la traîne par rapport à ses voisins. Sainte-Lucie attire davantage avec trois fois moins d’habitants, et la République dominicaine enregistre onze millions de visiteurs.
Face à cette concurrence, la Martinique ne peut viser l’augmentation mécanique des flux et doit engager une stratégie de différenciation. L’enjeu est de construire une offre touristique plus lisible, qualitative, ancrée dans les circuits économiques locaux. Spiritourisme, écotourisme, tourisme de séjour long et accueil de nomades digitaux doivent structurer un repositionnement ambitieux, fondé sur la valeur plutôt que sur la masse.
Le développement économique de la Martinique doit se faire par un choix clair des filières à privilégier, dont la viabilité réelle et la longévité sont démontrées. Les stratégies généralistes doivent être évitées pour privilégier les secteurs avec un avantage comparatif certain.
Conclusion : un levier stratégique pour la France
La Martinique ne peut être pensée comme une simple périphérie française, mais comme un levier stratégique au service de la puissance nationale. Trois axes majeurs doivent guider son avenir :
- Faire de la Martinique une position stratégique avancée, par la modernisation et le renfort des FAA, le développement des alliances régionales et la consolidation du rôle sécuritaire du territoire.
- Stimuler un développement autonome et compétitif par la réduction de la dépendance aux importations, la structuration de filières d’avenir et le soutien au retour des jeunes talents.
- Inscrire son développement dans une intégration régionale maîtrisée, par la préservation des intérêts locaux et le maintien de liens solides avec la Métropole.
À l’horizon 2040, la Martinique doit devenir un modèle d’innovation et de stabilité. Elle peut et doit s’imposer comme un acteur clé de la souveraineté sécuritaire et diplomatique française dans la Caraïbe et en Amérique latine. Avec les investissements adéquats, elle pourra se transformer en modèle d’autonomie régionale et d’innovation.
La France renforcera non seulement son rayonnement, mais également sa capacité à s’adapter aux défis stratégiques, économiques et énergétiques du XXIe siècle.
Sources
Opinion Internationale, 24/10/2024 “Marcellin Nadeau à Bakou pour décoloniser la Martinique : trahison d’État ? L’édito de Michel Taube”
Marianne, 12/12/2023 “Les voyages tous frais payés de 2 députés ultra-marins en Azerbaïdjan pour dénoncer le colonialisme français”
France Info, 30/10/2024 “Outre-mer, terres d’ingérences ?”
Le Monde, 05/05/2024 “Outre-mer : des indépendantistes attaqués par l’exécutif sur leurs liens avec l’Azerbaïdjan”
Le Figaro, 13/11/2024 “Ingérence de l’Azerbaïdjan en Martinique : la France ne doit pas tendre l’autre joue”
Le Nouvel Obs, 21/11/2024 “Pourquoi l’Azerbaïdjan veut en découdre avec la France”
Le Point, 07/06/2024 “l’Azerbaïdjan accentue sa campagne contre le néocolonialisme de la France”
France Antilles, 10/02/2025 “Marcellin Nadeau, Je ne crois pas à la concurrence libre et non faussée en Martinique”