
Défense(s) européenne(s) : dynamiques et perspectives
La défense de l’espace européen, qu’il soit fédéralisé ou demeure étatique, est à un tournant historique qui impose de trancher des questions structurantes. Entre maintien et déclin, l’Europe et les Européens font face au péril des instants décisifs.
Cette note vise à faire le point, à partir de quelques exemples significatifs, sur l’état des lieux, les coopérations existantes, mais aussi sur les limites intrinsèques de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
Par Paul Laurent
L’Union et la défense
Des outils européens au service d’une ambition commune
Plusieurs instruments institutionnels fondent l’industrie de défense européenne. La Coopération structurée permanente (PESCO) vise à rationaliser les investissements via des projets conjoints entre les 26 pays participants. L’Examen annuel coordonné sur la défense (CARD) identifie les domaines prioritaires pour la coopération, comme la défense antimissile intégrée, la guerre électronique ou les systèmes de combat terrestres du futur.
Le Fonds européen de défense (EDF), doté de 7,953 milliards d’euros pour 2021-2027, soutient l’innovation et la compétitivité des entreprises européennes en favorisant la recherche collaborative. Récemment, la Commission européenne a lancé l’European Defence Industrial Program (EDIP) et l’European Defence Industrial Strategy (EDIS) pour garantir la résilience industrielle et encourager les achats communs. En réponse à l’urgence, le programme Act in Support of Ammunition Production (ASAP) mobilise 500 millions d’euros pour renforcer la production de munitions.
Les objectifs du livre blanc du commissaire à la défense, attendu début mars, incluent le réapprovisionnement des stocks militaires, le renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et un marché unique de la défense. Selon Kubilius (Commissaire européen à la Défense et à l’Espace), l’UE a besoin d’une approche “big bang” pour permettre à la BITDE de répondre rapidement aux besoins et aux scénarios les plus extrêmes.
Une fragmentation industrielle persistante
Ces mécanismes reflètent une volonté politique de renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe, mais leur mise en œuvre révèle des tensions entre coopération et compétition industrielle. Le programme MGCS (Main Ground Combat System), destiné à remplacer les chars Leclerc et Leopard 2, est ralenti par des divergences entre la France et l’Allemagne. La présentation d’un Leopard 3 par Rheinmetall et le développement du Leclerc Evolution par KNDS France remettent en question la cohérence du projet, tandis que le choix du calibre du canon (130 mm allemand ou 120/140 mm français avec ASCALON) accentue les désaccords.
Dans l’aéronautique, le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur), qui associe la France, l’Allemagne et l’Espagne, est concurrencé par le programme GCAP porté par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, affaiblissant la position européenne face aux industriels américains et asiatiques. L’Eurodrone connaît des retards liés aux tensions entre Airbus et Dassault, avec un prototype attendu en 2027. Le programme IRIS2, visant à développer une constellation satellitaire européenne, est essentiel pour la souveraineté numérique, mais il dépend de financements partagés entre l’UE, l’Agence spatiale européenne et des acteurs privés, limitant son ambition initiale.
Des cadres réglementaires en soutien à l’industrie
L’Union européenne s’efforce de créer un cadre réglementaire favorable à l’industrie de défense. La Directive 2009/81/CE sur les marchés publics de défense cherche à ouvrir les marchés nationaux tout en protégeant les intérêts stratégiques des États membres, mais son application reste inégale. Le Règlement sur le Fonds européen de défense impose des critères stricts d’éligibilité pour privilégier les acteurs européens et réduire la dépendance aux fournisseurs extra-européens. La proposition de loi European Defence Investment Programme (EDIP) vise à faciliter les acquisitions en commun et à inciter les États membres à mutualiser leurs efforts.
Des difficultés structurelles et conjoncturelles
Malgré ces initiatives, plusieurs obstacles freinent le développement d’une industrie européenne de défense cohérente. Les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) limitent l’accès aux financements pour les industries de défense. Les pénuries de main-d’œuvre qualifiée, notamment dans les domaines numériques et industriels, constituent une difficulté majeure. L’instabilité politique et la politisation des investissements en défense ralentissent les décisions stratégiques. Enfin, la dispersion des programmes empêche la réalisation d’économies d’échelle et la constitution de champions industriels capables de rivaliser avec les grandes entreprises américaines et asiatiques.
Si les investissements sont en augmentation, le montant total consacré à la recherche et à la technologie de défense n’a pas augmenté en 2024 et reste sous l’objectif de 2 % du budget de la défense. L’UE estime qu’il faudrait au moins 500 milliards d’euros d’investissements supplémentaires en dix ans pour répondre à la demande.
En 2023, l’industrie européenne de la défense représentée au sein de l’ASD a généré un chiffre d’affaires de 158,8 milliards d’euros (+16,9 %). L’emploi a atteint 581 000 postes (+8,9 %), dont 217 000 dans l’aéronautique militaire. Les exportations militaires ont progressé de 12,6 % pour atteindre 57,4 milliards d’euros.
La Pologne : le nouveau fer de lance ?
Historiquement dotée d’une industrie de défense importante issue du Pacte de Varsovie, la Pologne a souffert de sous-investissement après la guerre froide. Depuis les années 2000, elle impose des “offsets” (compensations industrielles) pour obtenir des retombées locales sur ses achats étrangers.
Principaux acteurs de la BITD polonaise
- PGZ (Polska Grupa Zbrojeniowa) : regroupe la majorité des entreprises du secteur (chars, artillerie, véhicules blindés).
- PZL Mielec (Lockheed Martin) : spécialisé dans l’aéronautique (hélicoptères Black Hawk, avions de transport).
- WB Group : expert en drones et systèmes de communication avancés.
- PIT-RADWAR : leader des radars et systèmes électroniques de défense.
Bien que non souveraine et de taille modeste, cette industrie progresse grâce aux contrats attractifs offerts aux industriels étrangers, facilitant l’acquisition de nouvelles compétences.
Défis à relever
- Dépendance extérieure : incapacité à produire certains systèmes critiques (moteurs de chars, radars longue portée).
- Intégration européenne difficile : méfiance des partenaires européens face à la montée d’un écosystème concurrentiel polonais.
- Déficit de main-d’œuvre : faible natalité et émigration compliquent le développement d’une base industrielle
- Retards et surcoûts : exemple marquant avec la modernisation tardive des Leopard
- Tensions politiques : instabilité au sein de PGZ, avec des nominations soumises aux décisions gouvernementales, affectant la performance financière.
Stratégie actuelle : La Pologne cherche à bâtir une industrie capable de soutenir un conflit prolongé. Pour cela, elle mise sur la production sous licence de matériel sud-coréen et sur des exigences fermes d’offsets dans ses contrats de défense.
La Scandinavie : une dynamique d’intégration à l’échelle régionale ?
Les pays scandinaves (Danemark, Finlande, Norvège, Suède) ont initié une dynamique d’envergure suite à l’invasion russe en Ukraine. Passant d’une industrie éclatée, sans toutefois être dépourvue de champions (Saab, Kongsberg), à un environnement régional plus intégré.
Capacités industrielles et spécialisations
- Norvège : Spécialisation maritime avec Kongsberg Defence s Aerospace (missile d’attaque navale NSM, systèmes de commandement) et Nammo (détenu à 50% par l’Etat norvégien, et à 50% par la société Patria – munitions et propulsion de fusées). Forte coopération avec la France sur la sécurisation des espaces maritimes du du Nord de l’Europe.
- Suède : Innovation technologique avec Saab AB (chasseur Gripen, radars, sous-marins, systèmes d’artillerie, fusils sans recul) et Bae Systems Hägglunds et Bae Systems Bofors (filiale d’un industriel britannique – véhicules tout-terrain, artillerie, munitions). Forte capacité d’exportation et de conception autonome.
- Danemark : Expertise en systèmes radar et défense aérienne via Terma A/S (radars, aérospatial, systèmes d’autoprotection pour l’aéronautique – participation au F-35 Joint Strike Fighter) et Weibel Scientific (radars Doppler).
- Finlande : Focus sur les forces terrestres et la cybersécurité avec Patria (détenu à 50,1% par l’Etat finlandais, et à 49,9% par Kongsberg – véhicules blindés, mortiers) et Insta Group (commandement et contrôle, cybersécurité). Développement stratégique dans les technologies 6G, quantiques et spatiales via le centre DIANA de l’OTAN (ouverture en 2025).
Projets collaboratifs et intégration européenne
L’intégration des industries de défense nordiques se renforce via NORDEFCO et des partenariats stratégiques :
- Interopérabilité accrue : Standardisation entre pays nordiques avec notamment la relance de la production de munitions via Nammo (construction de l’usine d’Elling dans le Jutland) pour améliorer l’interopérabilité
- Développement conjoint : Le chasseur Gripen E de Saab inclut des contributions scandinaves ;
Kongsberg et Patria collaborent sur des systèmes terrestres et maritimes.
- Innovation et résilience : Investissements accrus dans la cybersécurité, les systèmes autonomes et la technologie spatiale pour répondre aux menaces émergentes. Nokia (Finlande) et Ericsson (Suède) pourrait jouer un rôle dans le développement en matière de 6G ou de FutureG pour l’OTAN.
Si la Suède et la Finlande ont une habitude de collaboration ancrée, la Norvège est souvent vue comme plus protectionniste. L’alignement avec l’OTAN et l’UE permet aux pays scandinaves de renforcer leur compétitivité et leur autonomie stratégique, en ouvrant notamment la voie à des collaboration avec des industriels occidentaux, tout en consolidant la sécurité régionale face aux défis géopolitiques.
Les pays Baltes : le ciment de la terreur.
Les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) possèdent une base industrielle et technologique de défense (BITD) modeste mais en croissance (sous la menace de la Russie), orientée vers les technologies numériques et la cybersécurité. Leurs industries sont principalement duales (civiles et militaires).
Depuis leur indépendance et leur intégration à l’OTAN et l’UE, ils se concentrent sur :
- La modernisation de leurs forces armées
- Le développement de partenariats industriels avec des acteurs internationaux
Spécificités nationales
- Estonie : Leader en cybersécurité (Cybernetica, Guardtime). Héberge depuis 2008 le Centre d’excellence de l’OTAN pour la cyberdéfense (CCD COE). En pointe sur la robotique terrestre et la technologie
- Lettonie : Spécialisée dans les équipements militaires (UAV Factory, drones de surveillance). Développement de solutions de communication 5G et production locale de véhicules blindés
- Lituanie : Industrie laser de classe mondiale, technologies de nano-satellites militaires (acquisition par Kongsberg). Production de véhicules blindés légers et coopérations avec Rheinmetall et Krauss-Maffei En 2024, accord d’investissement (180 M€, 150 emplois) avec Rheinmetall pour une usine de munitions (obus 155 mm conformes aux normes OTAN).
Approche interopérable et coopérations
- Acquisition de matériels occidentaux (ex : 18 canons Ceasar pour la Lituanie). La rapidité de livraison reste un enjeu, poussant à l’achat de systèmes plus rapides à obtenir (Turquie, Corée du Sud).
- Participation à des projets multinationaux : Agence européenne de défense (AED), accélérateur d’innovation pour la défense dans l’Atlantique Nord (DIANA, centre à Tallinn).
- Facilitation des investissements : permis de construire “super rapide” (Lituanie), fonds pour l’industrie de défense (Estonie).
Le renforcement de l’écosystème local repose sur l’amélioration de la compétitivité internationale et les partenariats stratégiques. Les nouvelles lois sur le secteur de la défense en Lettonie et Lituanie traduisent cet engagement. L’enjeu des munitions est crucial et nécessite une coopération régionale.
Allemagne et Italie : deux outsiders main dans la main ?
Industrie de défense allemande : modernisation et exportations record
L’Allemagne comptait 387 000 employés dans l’industrie de défense en 2022, soit la moitié du secteur automobile. Après l’invasion de l’Ukraine, Berlin a créé un fonds spécial de 100 milliards d’euros, mais sans planification budgétaire à long terme. Son industrie, principalement privée, bénéficie d’un soutien limité de l’État, sauf pour les exportations. En 2024, les ventes ont atteint un record de 13,3 milliards d’euros, largement grâce à l’aide à l’Ukraine. Un nouveau fonds de 500 milliards sur 10 ans est prévu, mais son affectation reste floue. Elle s’appuie sur Rheinmettall, TMKS ou encore KNDS Deutschland.
Industrie de défense italienne : modèle mixte et orientation export
L’Italie s’appuie sur Leonardo et Fincantieri, avec une forte part d’exportation (68,2 % des ventes). Son budget défense 2025 atteint 31,3 milliards d’euros, en hausse, mais toujours sous les 2 % du PIB. Rome privilégie une approche à long terme avec 22,5 milliards investis sur 15 ans, complétés par 12,6 milliards pour les technologies. Le programme A2CS vise la modernisation des blindés, tandis que l’Italie renforce ses partenariats européens, notamment avec Leonardo-Rheinmetall et sa participation au GCAP avec le Royaume-Uni et le Japon.
Synergies et perspectives de coopération
La coopération industrielle entre l’Allemagne et l’Italie se renforce, notamment avec la création de Leonardo Rheinmetall Military Vehicles, une joint-venture à parts égales dédiée aux véhicules blindés. Cette initiative vise à développer des chars de nouvelle génération et à renforcer l’autonomie industrielle européenne. D’ici 2027, Rheinmetall espère sécuriser jusqu’à 20 milliards d’euros de contrats, consolidant également la position internationale de Leonardo.
La flexibilité des politiques d’offsets en Allemagne et en Italie facilite ces coopérations bilatérales, contrairement à la France, qui impose des exigences plus strictes pour préserver son statut de deuxième exportateur mondial. Le Dialogue stratégique italo-allemand (IGSD) joue également un rôle clé en favorisant les échanges entre décideurs politiques et industriels. Après une première session en 2022 à Rome, la deuxième édition, organisée en janvier 2024 à Berlin, a mis l’accent sur l’économie et la défense.
L’évolution de cette coopération dépendra des choix nationaux et des politiques européennes concernant les transferts technologiques et les restrictions à l’export. Néanmoins, le renforcement des collaborations germano-italiennes illustre une volonté commune de structurer un écosystème de défense plus intégré et compétitif au sein de l’Union européenne.
Une convergence politique avec des nuances stratégiques
Le rapprochement idéologique entre le nouveau chancelier Friedrich Merz et Giorgia Meloni pourrait renforcer la coopération industrielle en défense. Cependant, le rapport divergeant aux Etats-Unis pourrait influencer la dynamique de la coopération.