Les câbles sous-marins de télécommunications
Par Bruno Mahieux
Un domaine d’excellence française
La France, au travers de l’Agence de Participation de l’Etat (APE), a annoncé fin juin 2024 le rachat de 80 % du capital d’Alcatel Submarine Networks (ASN) à NOKIA. Le coût de l’opération est estimé à 350 millions d’Euros dette comprise, pour un chiffre d’affaires d’environ 1,1 milliards d’Euros. L’opération devrait être bouclée d’ici la fin de l’année 2024. Cette acquisition met fin à une décennie de renoncements et d’hésitations coupables.1 C’est une excellente nouvelle pour la souveraineté numérique de notre pays et pour sa capacité de déploiement des infrastructures numériques du futur.
Avec le rachat d’ASN, la France se dote d’une capacité industrielle de conception et de fabrication de câbles sous-marins et renforce sa capacité de pose et de maintenance de câbles avec 7 navires supplémentaires, complétant ainsi la flotte d’Orange, qui dispose de 6 navires câbliers pour déployer et maintenir les câbles sous-marins des infrastructures réseaux qu’il opère et un navire de reconnaissance supplémentaire pour l’étude des fonds.2
Avec ASN et Orange Marine, la France se positionne ainsi parmi les leaders mondiaux du câble sous- marins, aux côtés du Royaume-Uni, des États-Unis et du Japon, en disposant d’une capacité de bout en bout permettant de concevoir, de produire et de déployer les câbles, puis de les maintenir et les réparer avec l’aide d’une flotte de 14 navires, la première flotte au monde en la matière.3
Un marché en forte croissance
Les câbles de télécommunications sont présents dans les fonds marins depuis l’installation du premier câble télégraphique transatlantique au milieu du 19e siècle. Jusqu’au milieu des années 2000, la pose et le contrôle des câbles sous-marins était principalement assurés par les opérateurs téléphoniques, regroupés sous forme de consortiums. Initialement constitués de paires de cuivre pour véhiculer les appels téléphoniques, les câbles sont de nos jours constitués de paires de fibre optique, les technologies les plus récentes permettant de véhiculer jusqu’à 400 Térabits de données par seconde dans un câble pas plus épais qu’un tuyau d’arrosage.
Aujourd’hui on estime que plus de 90 % du trafic mondial d’internet passe encore par les câbles sous- marins, le reste des communications mondiales passant par la voie satellite.
Ces câbles sont posés au fond des mers et océan à l’aide de navires câbliers. Dans les zones à faible profondeurs, les câbles sont enfouis pour éviter leur dégradation par des chaluts ou par des ancres marines. Dans les zones de grands fonds, les câbles, protégés par une armure simple ou double, sont simplement posés sur le fond.
Les infrastructures de télécommunications sous-marines sont conséquentes : Il y aurait environ 450 câbles déployés sur la planète, selon les statistiques disponibles, tous les câbles n’étant pas répertoriés pour des raisons de sécurité défense. Les câbles sous-marins représentent une longueur cumulée d’environ 1,3 millions de kilomètres, soit 32 fois le tour de la Terre. L’Europe est de loin la région du monde la plus active en matière de projets de déploiements de câbles, avec près de 77 nouveaux câbles déployés entre 2010 et 2023. Ce chiffre est à comparer avec les 45 câbles déployés sur l’Amérique du Nord, 44 au moyen Orient et Afrique du Nord , 30 câbles déployés vers l’Afrique sub saharienne et 28 câbles vers l’Amérique Latine, 7 en Europe de l’Est.4
Sous l’effet de l’évolution de nos usages numériques, et en particulier de l‘émergence du télétravail, la digitalisation des entreprise et l’explosion du streaming video, le rythme de déploiement s’est accéléré : près de la moitié des câbles sous-marins ont été déployés au cours de la dernière décennie et ces chiffres augmentent régulièrement depuis 2020.
Les GAFAM se sont imposés sur ce marché en forte croissance en investissant dans leurs propres câbles pour interconnecter leurs centres de données partout dans le monde, ils détiennent ainsi un meilleur contrôle de leurs services et s’affranchissent progressivement des opérateurs de télécommunications. Aujourd’hui environ 70 % des projets sont financés par Google ou Facebook. Plus de 40 câbles sous- marins seront détenus partiellement ou totalement par les Hyperscalers d’ici la fin 2026.
Des infrastructures d’importance vitale
Ces infrastructures sous-marines, par définition invisibles, sont méconnues du grand public mais également de beaucoup de nos dirigeants. Pourtant, le rôle primordial des câbles sous-marins dans le déroulement des opérations commerciales, financières, militaires, administratives ou même individuelles fait de ce réseau, une véritable infrastructure « d’importance vitale » 5 pour notre économie et notre société.
Dans le contexte géopolitique actuel et compte tenu de la dépendance croissante de notre société au numérique, les câbles sous-marins constituent un point de vulnérabilité de notre économie et de notre société. L’attaque contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2 en mer Baltique, en septembre 2022 a démontré que les conflits futurs peuvent se jouer aussi via les infrastructures sous-marines.
Le renforcement de la sécurité des infrastructures sous-marines commence avec la multiplication des routes pour des questions de redondance et donc de résilience des réseaux, en cas de détérioration ou de destruction des câbles sous-marins.
La seconde priorité est le renforcement des capacités de réparation et de maintenance des câbles sous- marins, avec une flotte de navires câbliers capable d’intervenir 365 jours par an, partout sur les mers du globe, et dans des délais courts.
Aujourd’hui 95 % des incidents sont causés par des chaluts ou par des ancres marines, ou par des tremblements de terre. La plupart des coupures se produisent près des côtes, là où le trafic maritime est plus important et où l’eau est moins profonde.
Mais le point le plus vulnérable des réseaux de câbles sous-marins sont les parties terrestres de l’infrastructure. En effet, lorsque les câbles atteignent la surface après leur long parcours sous-marin, ils rejoignent une « station d’atterrissement » sur la côte.
Pour un acteur malveillant, l’intérêt d’une attaque physique sur les stations d’atterrissement est très grand : ces sites concentrent un nombre important de câbles en leur sein, créant une possibilité de frappe aux conséquence multiples en une seule attaque.
Les risques sont multiples : Attaque par explosifs ou assauts armés sur le bâtiment, sabotages des équipements ou du générateur d’énergie, offensives indirectes par interruption du courant.
Autre sujet de préoccupation, les câblo-opérateurs utilisent de plus en plus des systèmes de gestion à distance pour leurs réseaux câblés. Les propriétaires de câbles les plébiscitent car ils leur permettent de faire des économies sur les coûts de surveillance et de maintenance. Cependant, ces systèmes ont une sécurité médiocre, ce qui expose les câbles à des risques de cybersécurité.
Un enjeu de sécurité et de souveraineté
Loin d’être des infrastructures neutres, les câbles sous-marins doivent être mise sous haute surveillance. Il est nécessaire d’en repenser la sécurité et d’assurer ainsi sa résilience. En effet, une défaillance des infrastructures de télécommunications aurait automatiquement un impact sur de nombreuses infrastructures critiques (électricité, pétrole, gaz, eau…) en raison de l’inter-dépendance entre les réseaux.
Dans un contexte d’accroissement des tensions internationales, la Commission Européenne s’est emparée du sujet et a publié un ensemble de recommandations pour assurer la sécurité et la résilience des câbles sous-marins.6 Ce document s’est inspiré des programmes américain et japonais, en visant à l’augmentation des opérations de dissuasion des attaques de ces infrastructures et au développement d’une capacité de construction et de réparation à la hauteur des enjeux, facilité par une meilleure coopération entre états et un financement privé des projets jugés les plus stratégiques.
La France peut jouer un rôle majeur dans ce domaine et plusieurs mesures sont envisageables à très court terme pour renforcer le leadership français :
- Avec deux acteurs majeurs que sont Orange Marine et ASN, la France dispose d’une opportunité unique de dominer le marché des câbles sous-marins. La fusion des activités d’Orange Marine et d’ASN permettrait de maîtriser la chaîne de valeur complète et de créer une flotte de câblier incomparable, représentant plus de 30 % de la flotte mondiale. Au-delà de la capacité à optimiser les plans de charges de la flotte de navire, une telle flotte représenterait la meilleure assurance face aux risques de sabotage potentiel.
- Un autre signe du leadership de la France dans le domaine des câbles sous-marins est l’importance du territoire français pour l’arrivée de câbles La France est le point d’entrée de la plupart des câbles reliant l’Europe au reste du monde : Marseille, par exemple, a su s’imposer comme le principal point d’entrée de la Méditerranée pour les câbles sous-marins, loin devant les autres villes méditerranéennes. C’est en facilitant la construction de Data Center à proximité des points d’atterrissage des câbles transatlantiques et en allégeant les démarches administratives nécessaires que la France conservera son attractivité et restera un point d’atterrissement majeur des câbles sous-marin.
Sources
1 En 2016, la France avait abandonné l’activité de câble d’Alcatel Submarine Networks dans le cadre de la vente d’Alcatel Lucent à Nokia, avec la bénédiction d’Emmanuel Macron, alors Ministre de l’économie. L’état avait ensuite envisagé, en 2019, de faire racheter ASN au travers d’Orange Marine, sans succès.
2 Orange est le seul opérateur européen de télécommunications à avoir gardé sa filiale de navires câbliers. British Telecom et Telefonica les ont vendues et Orange a acquis la filiale que Telecom Italia avait créée.
3 On dénombre actuellement environ 45 navires câbliers, dont 8 au Royaume-Uni et 7 aux États-Unis. Source ICPC.
4 Analysis Mason , Mai 2024 ; un câble connectant plusieurs continents est donc compté plusieurs fois.
5 La notion d’importante vitale s’applique à un « établissement, ouvrage ou installation dont le dommage ou l’indisponibilité ou la destruction par suite d’un acte de malveillance, de sabotage ou de terrorisme risquerait, directement ou indirectement : d’obérer gravement le potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la nation ; ou de mettre gravement en cause la santé ou la vie de la population » [Article R1332 1 du code de La Défense)
6 Recommendation on the security and resilience of submarine cable infrastructures – 26.2.2024 C(2024) 1181 final