Les enjeux stratégiques du nucléaire
L’héritage nucléaire de la France est un trésor national, légué par un Etat qui fut stratège. Un Etat qui avait compris que la maîtrise de l’atome, dans toutes ses dimensions, militaire comme civile, était un gage de liberté d’action stratégique et de souveraineté énergétique.
S’interroger sur les enjeux stratégiques pour le nucléaire en 2024 requiert donc de dresser l’inventaire de cet héritage, sans indulgence, d’évaluer le présent avec lucidité pour se projeter dans un avenir souhaitable avec comme seule boussole les intérêts de la France.
Par Vincent Delignon
Dresser l’inventaire et évaluer la situation actuelle
Dresser l’inventaire de cet héritage apparaît d’emblée comme l’un des axes du récent rapport parlementaire « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France ». Avec un peu de recul, le simple libellé de ce rapport est édifiant ; il témoigne de l’incapacité de l’Etat à inscrire une stratégie dans le temps long, à préserver, voire développer ce trésor national. Il ne s’agit pas ici de reprendre une à une les conclusions et recommandations de ce rapport. On se contentera d’en recommander une lecture attentive et plus encore l’écoute de certaines auditions tout aussi édifiantes. Elles révèlent l’incapacité des responsables politiques à maintenir une stratégie fondée sur des choix scientifiques, industriels et économiques rationnels. A l’inverse, l’insoutenable légèreté des accords partisans et des calculs de coin de table ont peu à peu dilapidé le trésor laissé en héritage. Cette légèreté a également conduit à interrompre des initiatives qui auraient permis à la France de conserver une avance déterminante dans le domaine des réacteurs électronucléaires en particulier.
Pour autant, tout n’est pas perdu tant le socle nucléaire français reste robuste, notamment grâce à l’exploitation de 56 réacteurs électronucléaires par EDF et le tissu industriel que cette exploitation requiert, ainsi que la dimension militaire qui maintient un très haut niveau de compétences spécifiques, tant pour les armes que pour la propulsion.
Définir une stratégie nécessite toujours d’évaluer la situation en analysant les facteurs qui influent aujourd’hui sur les enjeux de ce secteur stratégique.
Un monde instable où l’énergie est une arme
Dans un monde instable où le recours à la force est redevenu un mode assumé de règlement des différends, où les règles du droit international s’effacent devant l’intimidation stratégique, le statut d’Etat doté de l’arme nucléaire n’est pas un luxe. Il place notre pays à l’abri d’un certain nombre de chantages. Sur le plan économique et stratégique, notre dépendance aux énergies fossiles nous rend vulnérables et nous prive de certains leviers d’action. L’incapacité de l’Europe à se passer du gaz russe constitue un exemple manifeste, rendant caduque toute volonté de priver celui qui les détient du fruit de ses ressources énergétiques. Jadis, le recours à l’électronucléaire a été choisi pour desserrer l’étau de la dépendance à l’or noir au gré des crises pétrolières, puis a été vécu comme un avantage substantiel lorsque la perspective de la raréfaction de la ressource fit s’envoler les cours. Désormais, les impératifs écologiques de réduction des émissions de CO2 et les tensions mondiales s’imposent encore davantage aux choix énergétiques.
L’Europe peine à définir un cap
Dans ce contexte, l’Europe apparaît d’autant plus divisée que les choix échappent à des critères rationnels mais se fondent sur une idéologie anti-nucléaire particulièrement clivante. Certains Etats comme la Suède ou l’Italie, qui avaient renoncé à l’atome y reviennent ou manifestent un intérêt nouveau. L’Allemagne, dont les dirigeants persistent à préférer le charbon à l’atome, persévère dans une stratégie désastreuse tant pour son économie que pour la santé de ses citoyens exposés à des particules fines dont la toxicité n’est plus à démontrer. Qui peut croire enfin que son industrie résistera longtemps aux injonctions consistant à adapter la demande d’électricité, donc la production, à une météo favorable à l’éolien et au solaire.
En France, l’action suivra-t-elle les grandes déclarations ?
En France, enfin, même fragilisé par des décisions politiques erratiques, le secteur nucléaire fait preuve d’une certaine résilience. Les compétences scientifiques et techniques existent, les donneurs d’ordre sont organisés, une Délégation Interministérielle au Nouveau Nucléaire est à l’œuvre. En revanche, le tissu industriel qui doit irriguer la renaissance des grands projets apparaît fragilisé, victime de la désindustrialisation du pays et du manque de vision, donc de commandes, qui a prévalu dans le secteur. Par ailleurs, la capacité du système éducatif et au-delà de la formation professionnelle, à générer l’ensemble des compétences en qualité et en quantité ne semble pas acquise.
Enjeux stratégiques
Dans une telle situation et face à l’impérieuse nécessité de reprendre le destin nucléaire de la France en main, les enjeux stratégiques majeurs qui se dégagent relèvent d’une volonté politique affirmée et stable, à même d’inscrire cette stratégie dans le temps long. Quelques axes stratégiques méritent d’être définis et confiés à un pilotage clairement identifié et responsabilisé au résultat.
Au niveau politique, l’expression de cette volonté impose de renoncer à la dilution de l’énergie et de l’industrie dans un ensemble trop vaste dominé par l’écologie. Un ministère de l’énergie et de l’industrie pourrait avantageusement incarner ce nouveau cap. De façon plus générale, il convient également de revaloriser la parole scientifique dans les décisions politiques. Il est frappant de constater à l’écoute de certaines auditions du rapport parlementaire le fossé qui a pu se creuser entre les experts scientifiques de haut niveau et les politiques qu’ils conseillaient, ou leur entourage.
On ne s’étendra pas ici sur le nucléaire militaire ; pérenniser notre dissuasion en modernisant ses deux composantes est une mission pilotée depuis sa création par le plus haut niveau de l’Etat. Il en va de notre assurance vie.
Dans les domaines scientifiques, techniques et industriels
Le défi est de taille pour l’industrie mais dans ce domaine le retour d’expérience existe et ne demande qu’à être mis en œuvre. Retrouver notre capacité à mener des grands projets dans le respect des coûts et des délais apparaît avant tout comme une affaire d’organisation et de volonté. Un pilotage clair, unique, challengé périodiquement par des regards extérieurs bienveillants avant d’être censeurs, s’impose comme une évidence. Néanmoins, les principes les plus élémentaires s’effacent parfois devant la dilution des responsabilités et les querelles de périmètres.
Dans un pays qui privilégie parfois les barreurs aux rameurs, il importe de poser des organisations simples et lisibles, fondées sur la responsabilité et la subsidiarité.
L’autre défi de taille de ce secteur industriel concerne la robustesse du réseau d’ETI et de PME qui fournissent les composants élémentaires, mécaniques, électriques, électroniques. Dans ce domaine, de gros efforts de standardisation restent à mener pour limiter les coûts de développement, de qualification et de production et simplifier le travail de la supply chain. De la performance logistique dépendront à la fois la disponibilité et les coûts d’exploitation des futures centrales.
Gagner la bataille des compétences
Les chiffres annoncés des besoins de recrutement du secteur impressionnent. Ils concernent un large spectre de métiers, spécifiques ou non au domaine nucléaire. Des initiatives émergent, notamment dans les territoires, pour favoriser l’éclosion de filières de formation, fruits d’un partenariat étroit entre le besoin de formation et leur mise en œuvre concrète. En amont, comme la parole scientifique, les cursus scolaires à dominante scientifique doivent être valorisés, ce qui nécessite également une action vigoureuse pour enrayer la baisse de niveau constatée années après années.
La valorisation de cursus de formations professionnelles dans des domaines techniques peut également contribuer de façon essentielle à l’atteinte des objectifs de recrutement du secteur, dans des métiers essentiels qui nécessitent du temps pour acquérir les qualifications requises. L’exemple des soudeurs est souvent cité et a déjà fait l’objet d’initiatives intéressantes en termes de créations d’écoles dédiées.
Sans oublier la sûreté et les déchets
Garantir un haut niveau de sûreté comme c’est le cas en France est le gage fondamental de l’acceptation de l’énergie nucléaire. Aucun des accidents majeurs, Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, ne s’est produit sur le sol français. Pour autant, ils ont conduit à des inflexions importantes dans la conception et la prise en compte des risques. Non seulement nos réacteurs sont conçus pour que de tels événements ait une probabilité d’occurrence infinitésimale mais on postule qu’ils pourraient toutefois survenir et on met en place des moyens pour en diminuer les conséquences de façon significative pour le public et l’environnement. Maintenir au bon niveau d’exigence la prise en compte de la sûreté dès la conception puis en exploitation constitue un autre enjeu de la filière nucléaire.
S’agissant des déchets, souvent cités comme héritage honteux que le nucléaire laisserait aux générations futures, les efforts de recherche et de développement n’ont pas d’équivalent dans l’industrie. Dans ce domaine également, rien ne peut être entrepris sans que les solutions de traitement des déchets ultimes d’une activité n’aient été démontrées.
Perspectives
Pour peu que les actes concrétisent rapidement les annonces relatives aux chantiers EPR2 indispensables à la pérennité du parc nucléaire français, les perspectives pour le secteur nucléaire s’annoncent prometteuses. A court terme, la mise en chantier des 6 puis 8 tranches doit être considérée comme un socle minimal et prioritaire.
Pour compléter cette stratégie sur un moyen terme, il convient de relancer sans tarder une véritable dynamique sur les filières dites « à neutrons rapides » (quatrième génération) qui ont souffert de l’arrêt de Superphénix puis du projet Astrid. La France doit maîtriser cette technologie qui permettra de changer véritablement d’échelle dans l’exploitation des ressources en combustibles nucléaires et la réduction des déchets.
Autre phénomène aussi inédit que stimulant, le développement de « start-ups » du nucléaire.
Encouragées par le plan France 2030, des initiatives ont foisonné pour imaginer des solutions de petits, voire très petits réacteurs destinés à offrir des solutions de décarbonation de l’énergie. Fondés sur des filières qui ne furent pas développées à grande échelle, ces solutions prometteuses sur le papier profitent de l’agilité que confèrent des petites structures exploitant les possibilités offertes par des ressources technologiques nouvelles. La simulation numérique, l’impression 3D, de nouveaux matériaux permettent de concevoir des solutions adaptées à une production de chaleur ou d’électricité à petite échelle.
Quelques défis majeurs en jalonnent néanmoins le développement puis la réalisation, comme les problématiques de capacité industrielle, cycle du combustible, d’autorisations réglementaires et naturellement d’acceptation par le public, dès lors que les hypothèses de viabilité économique auront également été affermies.
Le nucléaire français apparaît donc à l’aube d’une renaissance tant attendue et qui ne peut plus souffrir de changements de cap incessants. Sans cap clair, point de souveraineté énergétique à l’horizon.
Ancien officier de marine, Vincent Delignon a consacré l’essentiel de sa carrière à l’action et à la réflexion stratégique. Ingénieur atomicien, il a navigué sur des sous-marins nucléaires et des bâtiments de surface. Breveté de l’école de guerre et auditeur du CHEM et de l’IHEDN, il a également servi dans le domaine de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. En 2020, il rejoint le commissariat à l’énergie atomique (CEA) comme chef de projet du Réacteur d’Essais dont il pilote la transformation.