L’industrie spaciale : un secteur concurrentiel

L’industrie spaciale : un secteur concurrentiel
8 juillet 2024 Olivier Debeney

Par Bruno Mahieux

Le 9 juillet 2024 sera le premier vol de la fusée Ariane 6, dernière version de la saga des fusées Ariane. Le succès de ce vol inaugural est important à double titre :

  • En cas de succès, c’est le retour à l’autonomie de l’Europe en matière d’accès à l’espace après une année d’absence sur le marché des lanceurs de fusées, suite à l’arrêt programmé de Ariane 5.
  • Ce serait surtout un signe positif pour l’avenir de l’industrie spatiale française et européenne, fortement chahutée face au défi américain symbolisé par Elon Musk et Space X.

De la réussite du lancement de cette nouvelle fusée Ariane 6 dépendra l’avenir d’une filière industrielle de première importance pour l’économie française.

 

Les chiffres clefs d’un marché spatial en forte croissance

Le club des puissances spatiales ayant la capacité à lancer des fusées en orbite reste un club très fermé : Seuls 9 pays ont réussi au moins un lancement orbital avec mise en orbite d’un satellite au cours des deux dernières années : Etats-Unis, Chine, Russie, Inde Europe, Corée du Sud, Nouvelle-Zélande, Iran et Israël.

En revanche, le nombre de lancements de fusées a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie, atteignant un record de 223 lancements orbitaux en 2023, dont 211 réussis. Ce chiffre est à comparer aux 178 lancements orbitaux réussis 2022 (135 en 2021). Ceci représente une moyenne de près de 19 lancements réussis par mois.

Les États-Unis représentent à eux seuls environ la moitié avec 116 lancements réussis en 2023, devant la Chine avec 67 lancements. L’Europe n’a lancé que 3 fusées en 2023.

Cette augmentation du nombre de lanceurs de fusées s’est traduite par une progression à deux chiffres du nombre de satellites déployés chaque année au cours des 4 dernières années : 2.800 satellites ont été déployés en 2023, soit 23% de plus qu’en 2022, année pourtant déjà record en termes de croissance avec 2.469 satellites ayant été lancés ou déployés en orbite, soit +36% par rapport à 2021 (1.813 satellites) et près du double de l’année 2020 (1.272 satellites)

 

Space X : leader mondial des lancements orbitaux

Historiquement, le marché des lanceurs de fusées était contrôlé par les États, notamment pour des raisons de sécurité nationale et de souveraineté. L’arrivée de sociétés privées dans les années 2010 ont bouleversé l’ordre établi en grâce à des lanceurs de nouvelle génération, plus économique à produire, et par l’envoi de satellites à orbites basses ou moyennes, moins chers et plus faciles à mettre sur orbite que les satellites géostationnaires dont Ariane 5 s’était fait la spécialité.

Space X, la société d’Elon Musk est le symbole de ce marché en pleine explosion. En 2024, Space X ambitionne 144 lancements à lui seul, soit environ un lancement tous les 3 jours. Cette augmentation impressionnante du rythme de lancement est surtout liée au déploiement de la constellation Starlink (4.700 satellites opérationnels satellites à fin 2023 avec un objectif de 12.000 satellites en 2025) dont l’ambition est de créer un réseau de télécommunications offrant des services internet grand public par satellite.

Space X utilise ses lanceurs Falcon 9 pour déployer sa constellation à des coûts fortement réduits grâce à la réutilisation des lanceurs (jusqu’à 80% de réutilisation) et à la compacité des satellites, ce qui permet de placer en orbite jusqu’à 50 à 60 unités à chaque lancement.

Plusieurs sociétés concurrentes ont prévu de mettre en service des constellations analogues. OneWeb est la plus avancée. L’Union Européenne envisage de faire de même avec le programme IRIS 2, sous la forme d’un partenariat public privé dont les premiers appels d’offres ont été émis début 2024.

 

Ariane 6 : le dernier né de la saga Ariane

Pendant près d’un demi-siècle, sous l’impulsion de l’État français, le programme Ariane a permis à la France et à l’Europe de prendre le leadership sur le marché des lanceurs civils. Depuis 1996, jusqu’à son dernier vol, le 5 juillet 2023, la fusée Ariane 5 aura effectué 117 lancements, imposant la France et l’Europe comme le leader mondial du lancement de satellites en orbite géostationnaire.

Pourtant , depuis le milieu des années 2010, l’Europe a été détrônée par les États-Unis, grâce au Falcon 9 de SpaceX, mais aussi par la Chine, le Japon et l’Inde. Comment en sommes-nous arrivés là ?

La fusée Ariane 5 devait être remplacée par une nouvelle génération de lanceurs, moins onéreuse et plus polyvalente, pour répondre aux défis d’une concurrence internationale accrue. Bien qu’étant l’une des fusées les plus fiables de l’histoire, avec près de 97 % de lancement réussis, un lancement avec Ariane 5 coûtait en moyenne 100 M€. Un coût excessif au regard des prix pratiqués par Space X pour ses lancements commerciaux.

Le programme Ariane 6 est initié dès la fin des années 2000 pour anticiper l’obsolescence programmée d’Ariane 5, mais il ne sera lancé réellement qu’en 2014. Le programme vise à obtenir des coûts de production inférieurs de 40 à 50% à ceux d’Ariane 5, avec pour objectif une compétitivité adaptée aux nouveaux besoins du marché

L’ordre de grandeur du budget de développement de la fusée Ariane 6 est estimé à 4,5 Milliards d’Euros. Il a été financé par la France à hauteur de 55,6% du budget global du programme, Les 44,4% restants ont été financés par 12 pays européens.

 

Un retard à l’allumage préjudiciable à la souveraineté européenne

Le vol inaugural d’Ariane 6, initialement prévu en 2020 pour laisser une phase de recouvrement avec le dernier lancement d’ Ariane 5, a finalement été programmé pour le 9 juillet 2024, soit 4 années de retard par rapport au planning initial.

L’industrie spatiale française a été pénalisée par de nombreuses difficultés, en raison de la pandémie du Covid et d’une succession de problèmes techniques, ainsi que par les problèmes d’approvisionnement en composants électroniques et par la crise énergétique entraînant des retards chez les sous-traitants.

Ces délais se sont révélés fort préjudiciables à la souveraineté européenne. En effet, depuis le dernier vol programmé de la fusée Ariane 5, le 5 juillet 2023, la France et l’Europe ont perdu leur autonomie d’accès à l’espace, attribut de souveraineté essentiel pour espérer conserver son statut de grande puissance spatiale. La guerre en Ukraine rendant impossible la solution de secours envisagée consistant à utiliser les fusées Soyouz, elle devenait dépendante du seul lanceur américain Space X, les options chinoise ou indienne n’étant pas une alternative envisageable. De ce point de vue, le lancement de la fusée Ariane 6 est une bonne nouvelle pour l’Europe.

Aux problèmes techniques se sont ajoutés des problèmes de financement.

L’objectif initial de Ariane Group était de faire de la fusée Ariane 6 un lanceur indépendant des subventions publiques, tout en diminuant les coûts de lancement pour rester compétitifs vis-à-vis de la concurrence étrangère. Les crises successives du Covid et de l’énergie ont eu raison de cet objectif, et les états ont dû se remettre autour de la table pour s’accorder sur un montant de subventions financées par les états européens.

En 2021, un premier accord entre la France, l’Allemagne et l’Italie, (les trois principaux pays contributeurs) accordait des subventions annuelles à hauteur de 140 millions d’Euros pour assurer les 15 premiers vols de la fusée Ariane 6. Une seconde rallonge a été obtenue en 2023 à hauteur de 340 millions d’Euros annuels pour assurer les 25 vols suivants ainsi qu’une garantie de 4 lancements institutionnels par an.

 

Réinventer l’industrie spatiale française

Si les subventions obtenues garantissent la viabilité économique d’Ariane 6 jusqu’en 2030, l’accord signé en 2023 n’est pas sans contrepartie pour l’industrie spatiale française. En effet, celui-ci prévoit qu’Ariane Group perd son monopole sur le marché des lanceurs spatiaux lourds, en ouvrant le marché à la concurrence, ce que demandait l’Italie et surtout l’Allemagne, qui a déjà en ligne de mire la succession d’Ariane 6.

Il faut donc s’attendre à une baisse des financements publics pour les futurs programmes spatiaux. Cela ne sera pas sans conséquence pour l’industrie spatiale française, qui reste une filière majeure de l’économie française. Selon une analyse de l’Insee , la filière spatiale en France représente en 2020 :

  • 1 704 sociétés, dont une soixantaine, dites pure-players, exclusivement actives dans le domaine spatial ;
  • 33 200 salariés ;
  • un chiffre d’affaires de 10,8 milliards d’euros ;
  • une activité spatiale destinée à des clients étrangers à 43%.

Dans les années à venir la compétitivité du secteur des lanceurs sera fortement liée à l’émergence de nouvelles configurations industrielles, ainsi qu’à l’utilisation de structures modulables telles que les micro-lanceurs et les lanceurs réutilisables.

Les opérateurs de systèmes de lancement tendent à élargir le périmètre de leurs activités en développant leur intégration verticale et horizontale, à réduire les coûts de leurs chaînes d’approvisionnement et à supporter sans cesse l’innovation.

Ariane Group n’aura pas d’autre choix que d’adapter son modèle économique afin de rester compétitif, de rattraper le retard sur certains segments de marchés (lanceurs réutilisables, constellations) et tenter de toucher de nouveaux marchés (surveillance de l’espace, services en orbite).

Par Bruno Mahieux
Cadre dans les télécommunications depusi 30 ans