
La relation police-population à l’ère du numérique
Diplômé de Sciences-Po Paris, Benoit Fayet a exercé dans le conseil en stratégie et management puis dans le secteur de la sécurité des particuliers.
Il est aujourd’hui consultant dans un cabinet de conseil en transformation digitale, notamment au profit de ministères régaliens. Il est également membre du comité stratégique du CRSI.
Le ministère de l’Intérieur a annoncé récemment la généralisation d’ici à l’été 2024 des dispositifs de plainte en ligne et de visioplainte.
En expérimentation depuis quelques mois, ces dispositifs viennent modifier la relation existante entre la population et la police en permettant une nouvelle forme de prise en charge des victimes, complètement digitalisée et sans contact physique.
S’ils ne résolvent pas la problématique clé de la réponse pénale, ces outils complémentaires à l’accueil en commissariat ou brigades, sont toutefois un levier intéressant pour rapprocher les citoyens du dépôt de plainte, à la condition de répondre à de forts enjeux de développement (usages opérationnels, cybersécurité, …).
Généralisation des dispositifs de plainte en ligne d’ici l’été 2024.
Des services en ligne dédiés répondant à des natures de faits ou de signalements précis
Depuis quelques années, le ministère de l’Intérieur a entrepris une transformation de la prise en charge de la population par l’intermédiaire du déploiement de services en ligne via des sites web ou des applications mobiles, permettant à des citoyens de signaler et déclarer des faits sur un site en ligne dédié selon la nature du délit constaté ou de procéder à un dépôt de plainte en ligne. Il s’agit bien souvent d’une ore de contacts numériques par « thématique » organisée par typologie de faits ou de signalement :
- Perceval, plateforme de signalement des fraudes à la carte bancaire ;
- Pharos, plateforme de signalement de contenus illicites sur internet ;
- Thésée, plateforme de signalement des e-escroqueries ;
- Arrêtons les violences, plateforme numérique de signalement des atteintes aux personnes et de l’accompagnement des victimes (violences sexuelles et sexistes, violences conjugales, discriminations, etc.) ;
- La Plainte en ligne, qui permet un dépôt de plainte sur internet avant de se rendre, sur rendez-vous, en commissariat ou en brigade pour confirmer et signer le procès-verbal de plainte. Seules les atteintes aux biens sont concernées (vols, vandalisme, …) et uniquement lorsque l’auteur n’a pas été identifié ;
- La Visioplainte qui permet de déposer plainte en échangeant à distance par visioconférence avec un policier ou un gendarme, en ayant réservé un créneau auparavant.
Ces outils n’ont pas vocation à remplacer le dépôt de plainte en commissariat ou en brigade mais se positionnent comme un canal complémentaire d’accueil des victimes.
Des services en ligne “généralistes” pour écouter et conseiller les citoyens
La Police nationale avec moncommissariat.fr et la Gendarmerie nationale avec la brigade numérique puis avec masecurité.fr ont aussi mis en place des points de contact digitaux « généralistes » qui permettent à un citoyen de se mettre en contact avec des agents en ligne. Ces dispositifs sont conçus pour écouter et conseiller les citoyens, puis les orienter vers d’autres points de contact numériques ou une unité ou une brigade, selon une logique de « guichet unique ». Des services en ligne spécifiques sur ces sites sont aussi proposés (signalement de points de trafic de drogue se trouvant à proximité de son domicile, par exemple).
Un succès auprès des citoyens qui témoigne de la couverture d’un réel besoin
Ces services en ligne connaissent un succès significatif se traduisant par une fréquentation croissante, confirmé par un pic pendant les périodes passées de confinement, et présentent des résultats satisfaisants. Le dispositif de signalement des trafics de stupéfiants a, par exemple, recueilli plus de 30 000 signalements depuis sa mise en place en 2021. La plateforme Perceval a relevé un préjudice total de plus de 50 millions d’euros depuis son lancement en 2018 pour les signalements des fraudes à la carte bancaire, avec 200000 signalements en moyenne par an, pour un préjudice moyen d’environ 500 euros. La plateforme Pharos a reçu plus de 400 000 signalements de contenus illicites sur internet en 2020. Depuis le début de l’expérimentation de la Plainte en ligne, plus de 3 000 déclarations sont déposées chaque mois en moyenne.
Quels enjeux pour ces services en ligne ?
Être à la hauteur des attentes et des usages numériques de la population.
La proposition de sites à la hauteur des attentes et usages numériques contemporains est un enjeu clé pour le ministère de l’Intérieur en termes d’image et d’influence au sein d’une société où la relation entre les forces de l’ordre et la population est observée avec attention.
Évoluer rapidement pour offrir de nouveaux services et faire aux menaces numériques :
Les sites proposés doivent aussi avoir la capacité de s’adapter rapidement à des nouvelles demandes et de les déployer dans des délais contraints sans dégrader le niveau ou la qualité du service. Il convient également d’anticiper les conséquences d’une hausse de fréquentation sur l’infrastructure technique de ces sites.
De même, dans un contexte d’attaques informatiques récurrentes à l’encontre des services de l’état, comme dernièrement avec la cyberattaque de hackers pro-russes visant le réseau interministériel de l’État (RIE), ces sites doivent être également adaptés pour « faire face » afin d’assurer la disponibilité du service, de sécuriser les données présentes sur les sites ou de détecter des faux signalements et anticiper des vagues de désinformation par exemple.
Ces sites doivent s’adapter pour faire face aux menaces de cyberattaques.
Réfléchir à de nouveaux usages opérationnels pour les forces de sécurité intérieure :
Le ministère de l’Intérieur doit réfléchir à une adaptation de son modèle opérationnel à l’aune de cette nouvelle relation numérique entre forces de l’ordre et population, afin d’aboutir à une amélioration globale de la prise en charge des citoyens, qu’ils soient dans une logique de démarche, de signalement ou en tant que victime.
Il convient de penser et de se projeter sur un tel changement de paradigme qui pourrait équilibrer à terme le contact « numérique » et le contact « physique ». Cette réflexion doit placer la population au centre et définir la ligne directrice des services en ligne selon un principe de complémentarité (le « contact » numérique est un préalable ou un prérequis à la prise en charge en unité…), de substitution (le « contact » numérique remplace la prise en charge en unité…) ou de subsidiarité (le « contact » numérique remplace la prise en charge en unité quand il est le plus efficace…).
Il peut également être envisagé de nouveaux usages « intermédiaires » entre la prise en charge en unité et par les services en ligne. Des démarches, des signalements ou des plaintes pourraient être enregistrées par les forces de sécurité intérieure sur la voie publique via leurs terminaux NEO (smartphones professionnels à disposition des forces de sécurité intérieure) ou lors d’opérations dédiées dans l’espace public afin d’aller vers les victimes et la population, comme indiqué par la LOPMI (Loi du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur)1 et proposé dernièrement par la Gendarmerie nationale.
Le développement de ces sites ore également l’opportunité de réfléchir à la mise en place de nouveaux usages de collecte d’informations et de renseignements dans une logique de renforcement des capacités de détection des signaux, même faibles, qui impose au ministère de l’Intérieur de diversifier les canaux de remontée des signalements en mobilisant tous les capteurs disponibles au sein de la société comme ces sites dans une perspective de « société de vigilance ».
Le développement de ces sites offre de nombreuses opportunités dans une perspective de
« société de vigilance ».
Aller plus loin dans l’exploitation des données recueillies :
Ces services en ligne orent un levier de développement des usages autour de la donnée non négligeable pour le ministère de l’Intérieur. Il s’agit d’un nouveau « gisement » de données qu’il convient de structurer, développer et valoriser. La nature et la qualité des données recueillies sur les plateformes numériques pourraient être enrichies pour mieux aider les policiers et les gendarmes dans l’exploitation de ces données au quotidien en cohérence avec les éléments numériques désormais disponibles dans le cadre de signalements de faits de délinquance.
De plus, le levier de l’exploitation automatisée des données recueillies sur les plateformes numériques, via des algorithmes ou des solutions d’IA, devrait être étudié afin de développer les capacités des policiers et des gendarmes en termes de détection et de prévention en améliorant le traitement et le tri de données, l’analyse et la qualification du contenu issu des sites.
Veiller aux enjeux éthiques liés à l’arrivée des plateformes numériques :
Enfin, le développement de ces sites par le ministère de l’Intérieur pose plusieurs questions d’un point de vue éthique qu’il convient de maîtriser pour faciliter l’acceptation sociale de ces services et pour les conformer au cadre juridique français relatif à la protection des données personnelles.
- Accessibilité garantie pour tous types de public et quel que soit le mode de connexion ;
- Mise en avant de ces services en ligne qui ne doit pas se faire au détriment de l’accueil et de la prise en charge «physique» en unité afin d’éviter les effets de dépendance à l’accès au numérique du fait des fractures territoriales existantes en France ;
- Contrôle systématisé des données transmises sur ces sites au regard des finalités des sites et selon un principe de proportionnalité.